Dans
quel livre avais-je lu cette phrase ? Les livres savent de nous
des choses que nous ignorons.
(Gaëlle
Josse, L'ombre de nos nuits,
Notabilia, 2016)
Comme
souvent, quand je vais à Poitiers, je fais une moisson de lectures :
d'abord parce que je prends le train, et que le train, sauf rencontre
imprévue (ça arrive pourtant), est propice à la lecture, même
s'il m'arrive de m'y endormir. Ensuite, parce qu'il est fréquent
dans mes voyages, et particulièrement à Poitiers, que je m'arrête
dans une librairie, et que je fasse quelque achat, pour moi-même ou
pour offrir.
À
l'aller, je me suis plongé dans le livre que j'avais apporté, de ma
bibliothèque personnelle : Un
mâle,
du Belge Camille Lemonnier, paru pour la première fois en 1881, en
pleine époque naturaliste. Un roman à la Zola, donc, mais avec une
touche personnelle. Cachaprès, un braconnier, a toujours réussi à
échapper aux gardes forestiers. Il vit comme une bête sauvage dans
les bois. Jusqu’au jour où il découvre Germaine, jeune et jolie
fermière pas encore mariée, car trop difficile sur le choix de ses
prétendants. Cachaprès s'éprend pour elle d'un amour violent,
sincère, mais presque animal ; Germaine, de son côté, lasse
du célibat, se laisse envoûter par la prestance de ce rustre
dominateur. Elle finit par céder à un emportement irrésistible et
qui a la saveur de l'interdit. Mais ils doivent se cacher, et à la
longue, elle ne le supporte plus... Elle cherche à rompre. Le
braconnier, jaloux, va finir par se faire prendre et mourir.
Un
mâle est
un de ces romans exceptionnels, uniques, un peu oublié, quoique
régulièrement réédité en Belgique. Certes, il sent son
naturalisme à plein nez. Cachaprès me semble le prototype de
l'homme des bois dont se saisira plus tard D. H. Lawrence dans son
célèbre roman : fort, viril, séduisant, mais en même temps
d'une nature primitive et animale. Il a tout appris de la forêt, il
y habite, il y dort, elle le nourrit. Germaine, elle, vient d'une
ferme aisée et pourrait faire un riche mariage. Elle y songe
parfois, ce qui va déclencher le drame. Il faut passer un peu sur
les afféteries de langage de Camille Lemonnier. Ah, il l'aime sa
forêt et sa nature, et se perd dans des descriptions assez belles,
mais parfois un peu inutiles, à l'écriture trop poétique (mais
Zola n'avait-il pas fait de même dans La
faute de l'abbé Mouret
et les fameux passages sur le jardin du Paradou ?). Mais une fois
l'histoire lancée, on est emporté dans une violence toute animale,
presque primitive. Les dialogues reproduisent au plus près le
langage des paysans et ne dépareraient pas dans un roman
prolétarien. Les différents personnages, les mœurs locales (les
fameuses kermesses villageoises, les bagarres homériques, la forte
alcoolisation, les marchandages des marchands de bestiaux) sont
présentés par petites touches et avec finesse.
Mais
Un
mâle
est avant tout un roman d'amour ancré dans une époque et un style
de vie disparus, et c'est aussi à ce titre qu'il nous intéresse
aujourd'hui. Comme dans Lady
Chatterley,
on sent la force palpable des corps, du désir, d'une vie pure et
violente, proche de nos instincts, que la civilisation nous a fait
perdre. Lemonnier est moins puritain que Zola, mais il mérite
largement un détour que je vous recommande (édition actuelle chez Labor).
Et,
de mon passage à la librairie La
belle aventure,
j'ai rapporté deux romans dont je me suis saisi aussitôt et qui
sont déjà lus. C'est dire s'ils m'ont plu ; il est vrai qu'ils
sont très brefs. Mais ce sont des nouveautés de la rentrée de
janvier et comme je lis rarement des nouveautés, je tiens à les
signaler...
Saint Sébastien soigné par Irène (tableau de Georges de La Tour, Musée du Louvre)
L'ombre
de nos nuits
est un roman de Gaëlle Josse, le premier que je lis de cette
romancière. Il m'a subjugué. On y suit en parallèle un épisode de
la vie de Georges de La Tour, le célèbre peintre, qui, en ce début
de l'an 1639, prépare une nouvelle toile, dont le sujet est Saint
Sébastien soigné par Irène, toile qu'il destine au roi Louis XIII.
Il est assisté dans sa tâche par son fils et par un jeune orphelin
qu'il a recueilli. L'histoire parallèle se passe en 2014 : une
femme mûre, en observant dans un musée ce même tableau, est ému
par le spectacle d'Irène soignant Saint Sébastien, et se remémore
un amour perdu. On passe donc, en alternance (au cinéma, on dirait
montage parallèle, ce qui n'est pas sans artifice, mais coule ici
très bien), des secrets de la création picturale au récit d'un
amour douloureux.
il semble que l'éditeur ait choisi un autre tableau sur le même sujet
Dans la partie historique, on suit les pensées de
Georges de La Tour ("Alléger.
S'alléger. Le plein naît du vide. Simplifier. Densifier. Nous
n'emporterons rien avec nous dans notre ultime voyage") ainsi
que celles de Laurent, l'orphelin magnifique ("C'est la vision
intérieure du peintre, au-delà de sa technique, qui donne toute sa
force à un sujet"), apprenti surdoué du maître. Moi qui adore
les romans historiques, j'ai été servi ; l'époque,
horriblement troublée (Guerre de Trente ans, épidémies, violences)
est formidablement retracée. La partie moderne est un contrepoint
assez émouvant aux tribulations de Georges de La Tour, trimbalant le
tableau fini de Lorraine jusqu'à Paris, puis attendant le bon
vouloir de l'audience de Sa Majesté ; ici, la femme se rappelle
les attentes fort longues que lui imposait son amant, qui "me
plaisait sans me convenir"
et tente en voyant le tableau, de dire enfin ce qu'elle n'a jamais
lui dire ("Cette
terreur de ne plus être aimée si je n'étais pas parfaite").
Un
tableau soudain exhume des réminiscences. Puissance de l'art comme
révélateur, superbement évoquée ! L'auteur sait, comme le
peintre, suspendre le temps et faire parler les ombres. Au lecteur
d'apporter un peu de lumière, s'il se peut. Un livre magique,
éblouissant.
Quant
au petit livre de Marie Redonnet, La
femme au colt 45,
recommandé par les libraires, il m'a scotché.
Je n'avais rien lu d'elle depuis vingt ans, époque où je l'avais
rencontrée à Poitiers, après avoir mis un de ses romans, Splendid
hôtel,
en lecture obligatoire à mes élèves bibliothécaires. Dans son
style si
particulier, extrêmement dépouillé, minimaliste, écrit au
présent, en phrases et chapitres courts, il nous conte l'histoire de
Lora qui, fuyant une dictature (mari emprisonné, enfant ayant
rejoint la rébellion), devient une clandestine à Santaré, dans le
pays voisin. Elle est rapidement dépouillée de ses quelques objets
de valeur, s'engage auprès d'un pizzaiolo handicapé et, après le
décès de celui-ci, à court d'argent, se voit contrainte de se
débarrasser du fameux colt 45, cadeau de son père sur son lit de
mort (et dont il lui avait appris à se servir). Elle est quelque
temps protégée par un spéculateur immobilier, avant d'échouer à
l'Arche de Noé, sorte de refuge créé par une Américaine pour
tenter de sauver les jeunes migrants en déshérence.
Ici, on est
presque au théâtre : Lora, d'ailleurs, était comédienne dans
son pays d'origine. Le roman est constitué par de très brèves
narrations, indiquant le décor et le mouvement (comme les
didascalies dans les pièces de théâtre) et par la parole de Lora
qui raconte ce qu'elle fait, ses rencontres, ses errances. Au final,
Lora, qui aurait la possibilité de retourner dans son pays, va faire
un autre choix ; car son voyage l'aura contrainte à se
découvrir elle-même au travers des violences subies (dont le viol)
et des problèmes rencontrés (guerre, dictature, fanatisme
religieux). Elle aura tracé, peut-être inventé, son chemin :
"Ce
n’est pas parce que j’ai tout quitté et tout perdu que ma vie de
femme doit s’arrêter".
Au bout du chemin, Lora est devenue une femme libre :
"Sans
mon colt 45 maintenant qu’il rouille au fond du fleuve, je dois
apprendre toute seule à devenir Lora Sander. Si je réussis j’aurai
fait mes preuves".
Dans cette fable politique, l'auteur témoigne sans pathos de la vie
des
migrants,
dépouillés, violés, soumis à la violence et à l'exploitation.
C'est à la fois simple et profond, sec comme une trique : Marie Redonnet a choisi de
ne pas nous faire crouler sous le pathétique des situations, sans
doute pour rendre son message plus percutant.
Je ne suis toujours pas lassé de lire des romans !
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