je
ne suis préoccupé que de son cœur,
cultivé selon une morale rigoureuse, et donnant cette plante rare :
la bonté. L'on m'entend : je parle de cette qualité qui est
plus de l'intelligence que de la sensibilité, qui est compréhension
extrême.
(Jean
Genet, Jean Cocteau,
in Fragments... et autres textes, Gallimard,
1990)
Avec
le retour du beau temps, j'enfourche à nouveau Pégase pour me
balader dans Bordeaux et environs, aller voir mon frère à Talence,
aller au cinéma ou à l'opéra, plus exactement voir des opéras
projetés sur grand écran dans les salles de cinéma : c'est
ainsi que je pratique le "vél'opéra" ou le "vélociné".
Avec l'extraordinaire, le magique retour dans la nuit hivernale
(enfin, presque, on se croirait au printemps), le cœur plein de
musique, en l'occurrence vendredi dernier joyeuse, puisque c'était
un dramma giocoso (opéra-bouffe) de Rossini, La
Cenerentola
(Cendrillon), en direct de l'Opéra de Rome. Nous étions une
centaine dans la grande salle du Français (CGR) à regarder, à
écouter, à frémir, à rire. Et, au retour, le vélo dansait et
chantait, lui aussi.
Tout
le monde connaît l'histoire de Cendrillon : le conte
traditionnel a été adapté pour l'opéra en 1817. Quelques
changements mineurs : la marâtre (belle-mère) a été remplacé
par le parâtre (beau-père), aussi bête et méchant que pouvait
l'être la belle-mère chez Perrault ; le prince charmant, Don
Ramiro, a un alter ego, son valet Dandini, qui joue son rôle lors de
la première rencontre avec les deux demi-sœurs de Cendrillon. Ainsi
déguisé, il peut faire son rapport au prince, tant ces deux
pimbêches se sont mal comportées. La fée-marraine est remplacée
également par un homme, le précepteur du prince, qui arrive déguisé
en mendiant pour tester les trois sœurs, et qui permet à
Cendrillon, dont il a éprouvé la bonté, d'aller au bal. Bref, si
on reste dans le conte, l'intrigue est agencée de manière
savoureuse, avec des chanteurs qui jouent la comédie à la
perfection, en particulier ceux qui chantent les rôles comiques du
beau-père et du valet, et celles qui chantent les deux demi-sœurs,
dont elles rendent bien le ridicule. Mais les interprètes de Don
Ramiro, du précepteur et de Cendrillon étaient superbes. Très très
belle soirée. J'ai discuté à l'entracte avec un monsieur que sa
femme avait entraîné là, qui avait craint de s'endormir. Mais non,
il était ravi.
C'est
aussi à vélo que je suis allé voir Je
vous souhaite d'être follement aimée,
film d'Ounie Lecomte, dont j'avais beaucoup aimé Une vie toute neuve (2010), qui parlait déjà du thème de l'adoption. Elle nous montre ici
Élisa,
kinésithérapeute trentenaire, mère d'un garçon de dix ans. Élisa a
été adoptée et veut connaître l'identité de sa mère, retrouvée
par l'administration. Mais celle-ci refuse de voir
sa fille, comme la loi le lui permet. Élisa
sait seulement qu'elle est née à Dunkerque, elle s'y installe pour
un remplacement. Son propre couple va mal, elle est séparée
momentanément de son mari (qui semble toujours aimant) et Noé, son
fils, vit mal la situation : en outre, il s'adapte mal dans sa nouvelle
école. Par le plus grand des hasards, Élisa
est amenée à soigner Annette, employée à la cantine de l'école
de Noé. Il se trouve qu'Annette, femme timide et fragile, célibataire qui vit avec sa
vieille maman, se révèle être la vraie
mère d'Élisa.
Certes
l'intrigue est un peu tirée par les cheveux, mais comme souvent dans
les mélos, si on passe sur les coïncidences, on trouve ici plus de
vérité psychologique et de réalisme à fleur de peau (tant au
niveau des individus que de la société qui les environne) que dans
bien des films plus directement sociétaux. Les
deux comédiennes, Céline Sallette (déjà vu son regard intense dans de beaux films
comme Mon
âme par toi guérie,
De
rouille et d'os,
Géronimo,
Un
été brûlant)
et Anne Benoit, jouent leurs rôles respectifs de fille et de mère
qui ne se connaissent pas avec pudeur et retenue. Le fait qu' Élisa
soit kiné permet à la réalisatrice de
montrer les corps au plus près, sans tabou imbécile ni
exhibitionnisme superflu. Par ailleurs, le cadre, la ville de
Dunkerque (que j'ai un peu vue en avril dernier), est admirablement montrée. La crise économique gangrène
aussi les relations sociales. Enfin, de grands thèmes sont abordés
de manière frontale, mais avec une infinie délicatesse : l'accouchement sous X, l'adoption, aussi
bien que l'avortement. La bonté et la
tolérance sont en première ligne : accepter l'autre (fût-ce sa propre mère biologique, ou sa propre fille) n'est pas
si simple, dans une ville sinistrée aux nombreux immigrés. Mais ne
faut-il pas le faire ?
Car nous n'avons qu'un droit, celui de
faire notre devoir...
On
voit bien qu'une forme de divertissement (La
cenerentola)
aussi bien qu'un film dit sérieux (Je
vous souhaite d'être follement aimée)
peuvent faire mentir l'assertion
de Jean
Genet, dans sa Lettre
à Jean-Jacques Pauvert (publiée dans Fragments...
et autres textes) :
"Le
théâtre moderne est un divertissement. Il arrive qu'il soit,
rarement, un divertissement de qualité. Le mot [divertissement] évoque assez une
idée de dispersion. Je ne connais pas de pièces qui lient, fût-ce
pour une heure, les spectateurs. Au contraire, elle les isole
davantage".
Après la sortie, on ne se sentait nullement dispersé ni isolé,
mais au contraire enclin à parler à son voisin de salle. Et
convaincu que
la bonté sauvera le monde,
peut-être, quand elle se mue en "compréhension
extrême"...
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