Symboliquement,
en matière d’information, nous vivons sous un régime d’absolu
bombardement informatif, dans une espèce de veille continue, sans
que nous ayons, pour ainsi dire, la possibilité de fermer les yeux.
Ainsi, ce qui semble urgent, c’est d’échapper à ce flux, de
trouver un refuge, en somme de défendre « le droit à ne pas être
informé ».
(Eduardo
Lourenço, La splendeur du chaos,
trad. Annie de Faria, L'Escampette, 2002)
Je pars samedi. Comme
il me tarde d'être à Marrakech : je me passerai d'internet, de
télé et de radio, de journaux, et me déconnecterai pendant une semaine de la
vie en France, dominée par ceux que j'appelle les « charognards », les journalistes qui se vautrent dans la fange.
Dans le Télérama
de cette semaine, je vois que je ne suis pas le seul à être
écœuré ; Bartabas, interviewé, dit : "je
suis choqué par l'exploitation commerciale qui en est faite par
certains médias, les chaînes d'info en continu ou ces journaux qui
publient des numéros spéciaux, avec les photos des victimes. Qu'on
fasse de l'argent avec ça me scandalise. Par ailleurs, ajouter du
drame au drame, c'est faire le jeu des terroristes, dont le but
premier est de nous faire flipper".
J'avoue être vraiment ravi de n'avoir pas assisté en janvier dernier,
après le premier attentat (je venais de monter sur le cargo), à cet étalage,
cette débauche de soi-disant information qui flatte les émotions
légitimes, les sentiments d'horreur tout aussi légitimes, sans le
moindre recul, comme si on était devant un film d'action et non pas une
tragédie.
"Cette
fin de siècle, d’une violence sans pareille, a la télévision
qu’elle mérite, et mérite la télévision qu’elle a",
ajoute Eduardo Lourenço dans le bel essai cité en exergue. Il
écrivait pourtant tout ça il y a une vingtaine d'années, et ça
s'est aggravé depuis. Oui, nous avons la télévision que nous
méritons, puisque nous avons l'imbécillité de la regarder. Nous
avons la politique belliqueuse que nous méritons, puisque nous ne
protestons jamais contre notre production d'armement, et qu'au
contraire, nous applaudissons les « charognards », quand ils se
gargarisent de nos fabuleuses ventes de Rafale. Nous vivons sous la
tyrannie d'un mode de vie que nous choisissons de moins en moins,
puisqu'il nous est imposé de l'extérieur par le libéralisme
triomphant : course à la consommation et au crédit, pollution
à outrance, gaspillage de l'eau et des ressources naturelles,
abandon des vieillards, absence de réelle éducation des enfants
qu'on abandonne aux machines et à la technologie (comme si la
tendresse et les sentiments n'étaient pas plus importants que des
jeux vidéo débilitants), insuffisante connaissance de notre langue –
qui est notre vraie patrie (d'où la violence des exclus, qui la maîtrisent mal), pauvreté
spirituelle généralisée que ne peut combler la société
marchande...
Résultat :
l'intolérance reprend du poil de la bête. Ça m'avait déjà frappé
lors de mon retour du cargo en avril, en entendant les conversations
au bar du TGV. On était à trois mois des attentats de Charlie
pourtant. Je pensais que c'était plus ou moins tassé. Mais le
racisme avait lâché la bonde et sa bêtise rance puait à plein
nez. Mêmes impressions dans l'ascenseur de ma tour, où j'ai entendu des mots nauséabonds ; là encore, je découvrais avec
angoisse les constatations d'Eduardo Lourenço : "Au
cœur d’une culture comme la nôtre, qui vit la tolérance comme
une donnée, avec une bonne conscience totale - l’intolérant,
c’est l’autre, celui qui n’a pas encore accédé au modèle
démocratique occidental tel que des siècles de lutte pour la
tolérance l’ont inventé - sommes-nous en situation de percevoir
encore les vrais contours de l’intolérable ?"
Et,
bien sûr, le « F Haine » surfe sur la vague avec le plus
grand bonheur : plus ses mots sont grossiers, perversement
ambigus, plus ça marche. D'ailleurs, on n'entend qu'eux à longueur de radio,
alors que je n'y ai encore jamais entendu les gens de « Nouvelle
donne », par exemple. Or, nous sommes en période électorale,
et chacun des groupes présentant des candidats devrait avoir le même
temps de parole. Que fait le CSA ?
Pendant
une semaine, je serai sourd, fort heureusement, et me passerai bien
de lire ou d'écouter les « charognards ».
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