Qui
douterait des bienfaits d'un changement périodique d'air et de lieu
non seulement pour la santé, mais aussi pour la créativité, ce
mouvement continuel de l'âme (motus animi continuus), laquelle, du
moins en ce qui me concerne, exulte dès que je franchis les
frontières de ce pays ?
(Imre
Kertész, Procès-verbal,
in Le
drapeau anglais,
Actes sud, 2005)
Avant
de partir pour Marrakech, où je compte bien exulter en arrivant, je voudrais revenir sur ma portion de
phrase d'hier : notre
langue – qui est notre vraie patrie.
Oui, bien que moi-même il m'arrive parfois de dire avec plaisir que
je suis landais, je pense que ma vraie patrie, c'est la langue, cette
langue que je ne parle sans doute qu'imparfaitement, mais dont je
m'efforce d'améliorer la qualité par la lecture de romans, de
théâtre, de poésie, d'essais divers, de livres étrangers en traduction aussi. Il m'arrive parfois de croire
que je n'ai pas appris à lire : je sais que ma mère s'est
aperçue un beau jour que je savais lire, alors que j'étais encore à
l'école maternelle à Bordeaux. J'allais avoir cinq ans et j'avais
compris le système de décodage. Depuis, j'ai lu tout ce qui me
tombait sous la main : au début, c'était surtout le canard
local, Sud-ouest,
dont je dévorais - entre autres - les pages consacrées au Tour de France fin juin
début juillet. C'était une époque de grande pauvreté, il y avait peu de livres. Nous eûmes pourtant quelques livres adaptés à notre âge,
en particulier une assez belle édition des Contes
de Perrault, que nous connûmes rapidement sur le bout des doigts,
une adaptation du David Copperfield de Dickens également, un Tintin,
Les cigares du pharaon...
peu de livres donc. Mais aussi les magazines féminins de ma mère et
de ma grand-mère ou de ma tante chez qui j'allais en vacances.
illustration de Gustave Doré pour Le petit Poucet
(ça ne nous faisait pas peur)
(ça ne nous faisait pas peur)
J'ai
découvert les plaisirs de la littérature au lycée, à partir de la
classe de 5ème, quand je me liai d'amitié avec Alain P. Âgé
d'un an de plus que moi, il était très grand lecteur, ayant eu une
enfance solitaire et il m'initia au roman. À vrai dire, j'appréciais depuis l'école
primaire la poésie et les fameuses récitations. Je découvris avec
ravissement au lycée le théâtre classique – et sans doute très
anormal parmi mes condisciples – je ne me contentais pas de lire les seules scènes à
étudier, mais les pièces entières de notre trio vedette,
Corneille, Molière et Racine, qui devaient, surtout le troisième,
en barber plus d'un parmi les élèves, mais qui me fascinaient. Et si je lis toujours les
trois, j'ai gardé un faible pour Molière qui a élevé la langue
française à un très haut niveau : quand j'ai commencé à
gagner ma vie, je n'ai eu de cesse d'aller voir leurs pièces au
théâtre. De Racine, j'ai vu sur scène Andromaque,
Bérénice,
Britannicus,
de Corneille (qu'on joue très peu) Le
Cid
et de Molière, L'avare,
Tartuffe,
Le
misanthrope,
Dom
Juan,
L'école
des femmes,
Le
malade imaginaire,
et Les
femmes savantes.
J'ai relu ces pièces chaque fois avant d'aller les voir. Je les ai
vues aussi à la télévision ou en dvd (je me suis offert le coffret
Molière de la Comédie française l'an passé). Je baigne dans cette
langue classique et dans ces alexandrins comme un poisson dans l'eau :
c'est dire si je suis anormal !
Quand
j'ai connu Claire – et ce fut exactement pour moi comme pour Marc
Bernard : "J'ignorais
bien entendu que ce fût elle,
mais quelque chose en moi le savait ; c'est pourquoi je
l'observais avec tant d'intérêt, de curiosité, comme si je
pressentais qu'elle recelait ce qu'aucune femme ne m'avait encore
donné"
(La
mort de la bien aimée,
Gallimard, 1972) – nous n'eûmes de cesse d'aller au théâtre très
souvent dans les divers lieux où nous avons vécu : Auch,
Basse-Terre, Amiens, Poitiers, ou lors de nos déplacements (Paris,
Toulouse, en particulier). Et cette commune passion, en particulier
pour Molière, au génie si français, constituait notre
« patrie ». Je n'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi la
majorité de nos concitoyens ne relisent plus ces grands auteurs
quand ils quittent le milieu scolaire. Je ne les ai pour ma part jamais
quittés, et ils me l'ont bien rendu : ils ne m'ont pas quitté !
C'est chez eux et dans leur langue, chez Racine, le plus poète des
trois ("le
jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur"),
comme chez Corneille, le plus épique ("J'attaque
en téméraire un bras toujours vainqueur")
et chez Molière, le plus varié ("Et
dans l’objet aimé, tout leur devient aimable")
que je retrouve ce qui, maintenant que je suis vieux, me rattache
encore à la vie : "la
beauté que les ans ne peuvent moissonner" (très beau vers des Femmes savantes),
l'éternelle beauté de la langue, que je découvre aussi bien sûr
dans les textes poétiques et, de façon plus secrète, dans les
grands textes sacrés.
En
essayant de faire mienne cette langue, je pense à tous ceux qui n'ont pas
eu cette possibilité, qui n'ont pas fait ces découvertes, et qui ne trouvent d'autres voie que la
violence pour se tenir debout dans le monde et pour rassasier leur "faim et soif de justice" (Matthieu, 5,6). Car, sans langue
véritable, ils sont forcément sans patrie !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire