l'océan
si longtemps assoupi
entre
mortes eaux et rhapsodie
l'océan
a tout dit
il
est passé aux aveux
(Isabelle
Jan, Résidu
diurne,
Tarabuste, 2005)
Il
y a exactement trois semaines, nous arrivions à Dunkerque, qui
n'était pas le point final de mon voyage, mais où j'ai débarqué,
étant donné les neuf jours de retard que nous avions, et l'intérêt
pour moi de prendre à Lille le TGV direct pour Bordeaux. Il m'a bien
fallu vingt-et-un jours pour éliminer le goût du sel, les
effarements du vent sur le pont, le ronron de la machinerie, les
rires et les chants des Philippins, le plaisir insolite des
compagnons de bord, le fouet des embruns à la proue ou à la poupe.
Je ne sais pas si ces beaux vers d'Isabelle Jan vous parlent, mais à
moi, oui. Encore ne suis-je pas sûr que "l'océan
a tout dit" !
Il me faudra peut-être faire encore un tour du monde pour en épuiser toute
la sève.
Mais
j'ai repris mes petites habitudes, les courses quasi quotidiennes,
les repas à préparer, la bicyclette - même sous la pluie, comme
hier ! - les confitures, grâce aux fruits de saison, le cinéma,
toujours à l'affût de films rares et secrets : ainsi le très
beau Anton Tchékhov 1890 de René Féret (qui vient de
mourir), qui m'a donné envie de lire sa fameuse enquête sur L'île
de Sakhaline. Un film qui donne envie de lire, pour moi, c'est
formidable. Vu aussi Histoire de Judas, une sorte de relecture
roborative des évangiles et de réhabilitation du personnage, et une
vision d'un Jésus humain (un peu comme celui proposé par Pasolini
dans le film des années 60) à mille lieues de l'imagerie
saint-sulpicienne insupportable : de très belles scènes, la
femme adultère, le lavage des pieds des disciples, Jésus inondé de
parfum ; là aussi, envie de se replonger dans le Nouveau
testament.
Le
marché aussi ; avec le commerçant qui me répond, comme je lui
disais de tête ce que je lui devais : « On voir que vous
savez compter, pas comme tous ces jeunes habitués aux calculettes
dès l'enfance ». Et certes, parmi tous ces jeunes, combien ont une idée du Notre père, dont j'ai dû donner le texte français à
mon élève philippin, sur sa demande ? Comme les tables de
multiplication, comme quelques fables de La Fontaine, quelques
sonnets de Du Bellay, Hérédia, Rimbaud, Verlaine, je n'ai jamais
oublié cette prière toute simple.
Et
j'ai repris mes lectures : tout en travaillant sur Jane Austen
et Virginia Woolf, dont il me reste encore quelques titres à lire,
je lis également la biographie Blanqui l'insurgé d'Alain
Decaux, en parallèle avec La proclamation de la Commune,
d'Henri Lefebvre. Ne jamais oublier l'histoire pour comprendre le
présent. D'autant plus qu'en dépit des nouvelles technologies, le
XXIe siècle ressemble, sur le plan social, au XIXe, comme deux
gouttes d'eau. Même minorité de nantis et de privilégiés, mêmes
impressionnantes hordes de misérables : "Une
société contente de soi, de l'ordre établi, de ce qui est. Et, à
côté, une classe à bout de souffrance. Une classe désespérée.
Une classe qui fermente, bouillonne, attend. La rage de ces millions
d'hommes est une machine infernale à laquelle on n'a pas encore mis
le feu. Une étincelle peut commander l'explosion. Les bourgeois au
pouvoir ne s'en doutent pas, ou plutôt ils refusent d'y penser",
signale Alain Decaux, en décrivant la société louis-philipparde.
On croirait voir la nôtre.
Et
Blanqui (plus de trente années passées en prison, qui dit mieux ?
Ah
oui, Georges Ibrahim Abdallah, aujourd'hui en France, toujours
enfermé à Lannemezan, car, comme Blanqui, il n'a jamais renié ses
convictions)
qui écrit, en 1870 : "La
réaction se moque bien des Allemands. Elle n'a qu'une inquiétude :
la démocratie. Voilà son vrai cauchemar".
On
a retrouvé le même état d'esprit en 1940 avec Pétain. Et, dans un
surprenant film allemand que je viens de voir, Le
labyrinthe du
silence,
qui raconte la longue enquête d'un jeune procureur sur les crimes
d'Auschwitz, au début des années 60 : "mieux
vaut une injustice que le désordre !", lui rétorquent ceux qui préfèrent ne pas savoir. Sans doute pour ça que les policiers américains brisent les nuques
des récalcitrants, surtout s'ils sont noirs et jeunes.
Là
aussi, les poètes nous éclairent ; Isabelle Jan, dans le même
livre :
une
nuque
là
où il y a plaisir à taper
quadriceps
bien résistants
piaillements
de la récréation
là
où il y a du mérite et de la joie
quand
ça commence à céder
quand
ça plie et craque
que
ça éclate en mille morceaux
simplement
parce que c'est vous
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