mardi 26 mai 2015

26 mai 2015 : une page noire oubliée de l'histoire de France


Un jour, je vous initierai à la Mystique du Capital. Je vous révélerai les Tables de la Loi des Riches. Vous comprendrez que l'argent – au sens où le peuple entend ce mot – est une chose totalement dépourvue d'importance, et le Capital une tout autre chose : l'unique chose importante.
(Pierre Véry, La révolte des pères Noël, Éd. Du Masque, 1998)

Les pages noires sont nombreuses dans notre histoire de France : on peut citer l'extermination des Cathares au Moyen âge ("Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens"), la tentative d'éradication du protestantisme par Louis XIV et pousuivie sous Louis XV (conversions forcées, assassinats, galères), la répression féroce des mouvements populaires (des Vendéens de 93 aux révolutionnaires de juin 1848 et mai 1871), la boucherie de 14-18, l'épouvantable gouvernement de Vichy léchant les bottes des nazis, les représailles impitoyables contre les rébellions dans les colonies (des massacres de Sétif en Algérie en 1945 à ceux de Madagascar en 1947)... On n'en parle pas trop dans nos manuels scolaires. Ça ferait désordre.
J'en découvre aujourd'hui une autre, de ces pages noires, grâce à un livre que m'a communiqué ma fille, Plus noir dans la nuit, la grande révolte des mineurs de 1948, écrit par Dominique Simonnot, journaliste au Canard enchaîné, après une longue enquête. Norbert, Colette, Georges, Jeanne, Henri, Daniel, Pierre et quelques autres, devenus octogénaires ou nonagénaires, témoignent dans ce livre émouvant qui retrace cette fameuse grève. Pourquoi ? parce qu'ils espéraient encore dans les années 2000 bénéficier de la loi d'amnistie de 1981. Ils auraient bien souhaité être indemnisés, eux qui ont été emprisonnés, condamnés à des amendes, dégradés de leur grade militaire acquis dans la Résistance (alors que la même loi a rétabli dans leurs droits dès 1982 les généraux félons du putsch de 1962 : encore bravo au gouvernement soi-disant de gauche sous Mitterrand !), licenciés, chassés de leur logement (lié au travail), privés de chauffage (puisque lié au logement) et quasiment interdits de travail, car la compagnie minière (les Houillères) envoyait à ses innombrables sous-traitants la liste des ouvriers indésirables ! 

 
Des vies brisées, enfin pas tout à fait, certains ont pu ainsi en échappant au travail de fond, échapper à la silicose qui faisait des ravages parmi les mineurs, tout en étant quasiment niée par les médecins de la compagnie, aux ordres. Heureusement, il y eut une vaste solidarité, et 15 000 enfants de gérvistes, qui seraient morts de faim et de froid, purent être envoyés dans des familles d'accueil. "Tâche splendide, [Norbert] est affecté au départ des enfants, envoyés, pour qu'ils soient nourris et au chaud, un peu partout en France, dans des familles. Beaucoup les réclament. Pas seulement des communistes ou des travailleurs. La reine de Belgique en accueille un, les savants Joliot-Curie aussi, ainsi que des bourgeois, émus de compassion pour ces gamins chétifs. « Alors, la reine de Belgique est une enragée ? Une meneuse de grève insurrectionnelle ? Une reine à la solde de Moscou ? » jubile Norbert. Cet évêque qui déclare que la grève est un droit, c'est un « rouge » ? ces curés qui les aident, se rangent à leurs côtés. Des terroristes, peut-être ?"
Les condamnations pleuvent, l'armée et la police sont réquisitionnées pour mater les grévistes (c'est là que naît le slogan CRS/SS), le gouvernement de Jules Moch (que les mineurs prononcent « Moche ») se veut plus royaliste que le roi, et les flics (surnommés les « pétains »), se montrent aussi brutaux que les occupants allemands quelques années auparavant (c'est un peu la victoire posthume d'Hitler). "Charles Bécart est amené dans des bureaux transformés en salle d'interrogatoire : « Comme ceux de la Gestapo que j'ai connus, là je vis une quarantaine de camarades arrêtés ». Des cris jaillissent : « C'était l'interrogatoire, comme ceux de 1943 par les occupants allemands. Nous y passâmes tous, avec des coups et des brimades »." Les procureurs chargés des dossiers en sont dessaisis s'ils se montrent trop cléments (bravo pour la séparation des pouvoirs et l'indépendance de la justice), alors qu'ils savent pertinemment que les charges contre les accusés sont faibles ou montées de toutes pièces. "Un gars est recherché pour « jet de grenades sur la police », alors qu'on ne peut pas parler de délit, si l'on renvoie à des policiers ce qu'ils vous lancent", note l'auteur.
Les prisons sont surpeuplées. Pourtant : « Oh la prison, vous savez, je m'y fais, rétorque Norbert, surtout que je me repose, pour la première fois de ma vie ! » Les non-grévistes ou ceux qui reprennent le travail (souvent sur la demande de leurs femmes) doivent être protégés par la troupe : "Avec ça, le pire, ce sont tous ces hommes repartant à la mine, escortés de militaires qui les protègent, comme des trouillards qu'ils sont. Ah, ils ne sont pas fiers, baissant les yeux dès qu'on cherche leur regard !" Alors que la plupart des emprisonnés sont d'anciens résistants, qui avaient déjà fait la grève de 1941, contre les Allemands. Et qui avaient retroussé leur manche en 1946 pour gagner la bataille du charbon, au grand bénéfice des actionnaires.
On est en pleine guerre froide. Les Américains ont lancé le plan Marshall. Il s'agit de contrecarrer au maximum l'influence communiste. Ils ont largement financé la création de Force ouvrière, rapporte l'auteur, pour combattre la CGT. Bref, "Socialistes, gaullistes, radicaux, le gouvernement, tous certains de l'imminence d'un péril rouge, avaient lancé contre les communistes une lutte sans merci. Et tous prônaient, acceptaient ou favorisaient d'impitoyables sanctions contre les grévistes, afin de leur ôter toute envie de recommencer". Au fond, c'est le même raisonnement qu'en 1848 ou en 1871 : ôter l'envie de recommencer. Ça a marché déjà, ça marchera encore. Et on utilise le même vocabulaire : "Les éléments de langage existent déjà, qui font de la grève une « insurrection », mûrie sur ordre du Kominform, des grévistes des « insurgés », alimentés par « l'argent de l'étranger »." Ne disait-on pas en 1871 que les Communards, ardents patriotes, qui s'étaient élevés contre l'armistice honteux que Thiers avait conclu avec Bismarck, étaient payés par les Boches ?
À la tribune de l'Assemblée, un Emmanuel d'Astier de la Vigerie, ancien résistant, sauvera l'honneur en poussant sa gueulante : "Aucune poursuite sérieuse contre la collaboration économique n’a été menée. Les peines prononcées ont été dérisoires et souvent n’ont pas été appliquées [...] ; des hommes qui ont amassé des fortunes, grâce à la collaboration, jouissent maintenant, pour une bonne part, tranquillement, de leur trahison." Et : "Tandis que le gouvernement, indulgent aux collaborateurs, a mené une politique de répression scandaleuse contre la classe ouvrière. Nous voudrions que le siècle et demi de condamnations à la prison, qui, grâce au gouvernement, s’est abattu sur les ouvriers, se soit abattu sur les collaborateurs !" 
Les militants ne sont pourtant pas vraiment déçus : "Encore un coup des socialistes, ceux-là, ils ont jamais rien su faire d'autre que trahir." Et ils sont bien obligés de constater, malheureusement, que les « pétains » et les soldats sont bien les chiens de garde du Capital. Et le gouvernement aussi. D'ailleurs, rien ne changera par la suite. Les innombrables dossiers envoyés dans les nombreux ministères qui se sont succédé depuis la loi d'amnistie de 1981 n'ont reçu que des réponses dilatoires, quand ce n'est pas un silence total : les politiques, surtout de « gauche », ne sortent pas grandis de cette affaire. Et les rares survivants devront se contenter d'une maigre indemnisation pour des vies cassées.
Un très beau livre.

Voir aussi le film documentaire de Louis Daquin, d'époque, visible sur internet : http://www.cinearchives.org/Catalogue_d_exploitation_GRANDE_LUTTE_DES_MINEURS__LA_-494-149-0-2.html?ref=f67ef3b524e29b901703fa543c97d706
et un documentaire récent de Jean-Luc Reynaud : L'honneur des gueules noires.

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