On ne laisse pas seul un être qui vient de perdre quelqu'un de proche ; j'avais l'habitude de m'asseoir quelque part au calme et de regarder, envoûté, les vagues nous rattraper. Cette vue apaisait, défaisait les nœuds compliqués de mes nerfs. Après une demi-heure de ce traitement, j'étais comme Adam au jour de sa création.
(Piotr Benardski, Un goût de sel, trad. Jacques Burko, Autrement, 2007)
mon lieu principal d'écriture sur le cargo : à la lumière du sabord
Extraits de mon journal de bord (mars 2015) :
L'autre jour, on discutait au salon, en prenant le café, sur ce qu'était qu'avoir réussi sa vie. L'un
disait que c'était de laisser une trace derrière soi. J'ai dit : « Pour
moi, c'est de se dire en fin de vie : "si je devais recommencer, je
referais exactement la même chose" ». Bien sûr, c'est discutable, comme
toute affirmation un peu trop péremptoire. Mais quand je repense à ma
vie, elle aura été tellement calme, tellement apaisée en fin de compte ;
et j‘ai bénéficié de tellement de chance. Quelques contradictions ;
quelques atermoiements ; quelques bêtises ; quelques tragédies... Mais
tant de rencontres, tant de découvertes, tant d'amitié, tant de richesse
intérieure (que les autres m'ont aidé à développer), tant d'amour (au sens très large et non pas au sens
si restreint qu'on lui donne aujourd'hui, d'exercice de la sexualité, qui
n'en est qu'une part), et pour finir, ces voyages en cargo, ces lectures
innombrables, ces festivals de cinéma ; non, je ne regrette rien.
J'ai
connu une famille d'enfance agréable, aimante et chaleureuse, malgré la
pauvreté, l'inconfort, la promiscuité, les tiraillements de tout groupe humain. La
famille que j’ai fondée avec Claire ne m'a apporté que des
satisfactions, et ma vie affective a été comblée. Ma vie professionnelle
a été extraordinairement variée. J'ai su m'attacher aux exercices du corps
adaptés à ma morphologie, et la randonnée en montagne, la course à pied de très longue distance et l'usage quotidien du vélo ont été
source de grandes joies. J'ai apprécié la littérature, le cinéma, le
théâtre, l'opéra, l'art, la nature, les voyages, j'ai su accepter la
joie comme la douleur, vu le plus souvent le bon côté des choses, je
n'ai pas été l'esclave de Mammon, au contraire, j'ai su partager le peu que j'ai eu.
Que demander de plus ? La vie est courte, et je l'ai remplie dans une
saine et sage modération, appliquant Montaigne sans le savoir : "Le dérèglement
et l'exagération de nos appétits dépassent toutes les inventions par
lesquelles nous essayons de les assouvir", écrivait-il. Il me reste à me préparer à la
mort qui vient, à supporter le vieillissement et ses difficultés. J'ai
bien fait face à celles de l'enfance, de la jeunesse et de l'âge mûr !
Je suis bien entouré, pourquoi craindrais-je l'avenir ? Je peux encore
aider les autres quelque temps. Je peux m'aider moi-même.
Plus tard (on discutait de ce qu'on allait faire du temps qui nous restait à vivre)
même descendre l'escalier extérieur, et se promener sur le pont
exigeaient de la concentration
Plus tard (on discutait de ce qu'on allait faire du temps qui nous restait à vivre)
Je lis en parallèle, pour mon livre futur (à force d'en parler au futur - ça fait déjà quatre ans que j'en parle, sera-t-il un jour écrit ? Quatre chapitres à peine sont rédigés) Madame de Lafayette et Annie Ernaux, l'aristocrate et la prolo déclassée (vers le haut). La première nous dit : "Je parle fort peu ; c'est un grand secret pour ne pas dire beaucoup de sottises". À méditer, en particulier par moi, qui ai tendance, comme tous les solitaires, à trop parler. La seconde : "J'ai toujours écrit à la fois de moi et hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n'est pas assimilable à une identité fixe et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent". Là aussi, j'ai matière à méditer, et d'ailleurs pour un autre livre auquel je pense depuis déjà deux ou trois ans, c'est dans ce sens-là que je souhaiterais orienter mon écriture, en retrouvant ces voix qui nous habitent. Celles de ma grand-mère maternelle, de ma mère (et de sa tribu ouvrière), de mon père (et de sa tribu paysanne), celles de l'enfance campagnarde et de l'école rurale, celles de l'internat lycéen et de la naissance de l'amitié, celles du protestantisme, celles des rencontres de ma vie, amoureuses, amicales et professionnelles, celles des écrivains ou des cinéastes qui m'ont marqué, celles du monde dans lequel j'ai vécu.
Je vais avoir soixante-dix ans. Avec un peu de chance - mais j‘en ai toujours eu -, je me donne un maximum d’une dizaine d'années de vie "active", intellectuellement et peut-être physiquement parlant. Sachant que les cinq premières années surtout seront positives. Bien sûr, j'ai les exemples de mes amis poètes, Georges Bonnet et Odile Caradec qui, nonagénaires, sont encore intellectuellement en forme ; mais d'abord, atteindrai-je un si grand âge - et même le souhaitai-je ? Or, ces deux livres en gestation, "les femmes écrivains" et mes "Essais", vont me demander un long travail de conception et d'écriture : ne suis-je pas trop paresseux, et aussi déconcentré par mon environnement ? Peut-être, si mes insomnies se confirment, devrais-je les utiliser pour ce faire ?
un endroit où la concentration est maximale : le monastère-cargo
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