précipiter
la mort.
Du
moment que celle-ci soit la mort du fleuve débordant :
une
mort d'amour.
(Clara
Janés, Livre
d'aliénations,
Délit éd., 2010)
Quand
j'étais petit, dans notre village, il y avait assez souvent des
enterrements – du moins ils me semblent avoir été fréquents dans
mon souvenir. Ma grand-mère maternelle, qui vivait avec nous, allait
représenter notre famille auprès du mort et suivre le cortège
funèbre, de l'église au cimetière ; tout le village était là. Nous, enfants, de la fenêtre
de la chambre, en haut, nous le regardions passer dans la rue qui
menait au cimetière. Les femmes à l'avant, la tête couverte d'un
foulard, les hommes à l'arrière, vêtus du costume du dimanche.
L'ensemble faisait un effet de gravité, derrière le corbillard couvert
d'un drap noir, traîné par des bœufs (à partir de 1955 par un
tracteur, les voitures de pompes funèbres modernes n'avaient pas
encore fait leur apparition), que suivaient le curé et ses aides.
C'était impressionnant.
J'osai un jour interroger Mamie sur la destination des morts. Je devais avoir sept ou huit ans. « Après la mort, me dit-elle, on est enterré. – Toi aussi, tu vas être enterrée, répondis-je, puisque tu es vieille et que tu vas mourir [les enfants sont sans pitié, ils vont droit au but]. – Oui, mais si tu veux bien me croire, ce n'est pas au cimetière que je serai. – ah, et où alors ? – Si tu m'aimes, et tant que tu m'aimeras, je serai là », et elle me donna une petite tape sur le cœur. Depuis ce jour-là, je sais avec certitude que nos morts continuent leur existence, dans le secret de nos cœurs. Et Mamie, dont nous fêtons bientôt le quarantième anniversaire de sa mort, est toujours précieusement blottie dans mon cœur.
J'osai un jour interroger Mamie sur la destination des morts. Je devais avoir sept ou huit ans. « Après la mort, me dit-elle, on est enterré. – Toi aussi, tu vas être enterrée, répondis-je, puisque tu es vieille et que tu vas mourir [les enfants sont sans pitié, ils vont droit au but]. – Oui, mais si tu veux bien me croire, ce n'est pas au cimetière que je serai. – ah, et où alors ? – Si tu m'aimes, et tant que tu m'aimeras, je serai là », et elle me donna une petite tape sur le cœur. Depuis ce jour-là, je sais avec certitude que nos morts continuent leur existence, dans le secret de nos cœurs. Et Mamie, dont nous fêtons bientôt le quarantième anniversaire de sa mort, est toujours précieusement blottie dans mon cœur.
la tombe des donateurs de leur corps à la science,
à Poitiers
Je
ne sais pourquoi, ces vieux souvenirs sont remontés à la suite de
mes visites à Igor. Aujourd'hui, la plupart des enfants ne savent
pas grand-chose de la mort. Elle est largement évacuée de notre
vie. Contrairement à ce temps-là (pas si ancien tout de même, les années 50),
on ne l'évoque pratiquement jamais. On ne meurt plus à la maison,
mais à l'hôpital. On suit le convoi funèbre en voiture. Il n'y a
pas cette atmosphère grave et recueillie que donnait la lenteur de
suivre silencieusement un corbillard à pied. Bref, on reçoit aujourd'hui la mort
comme un choc, comme quelque chose d'inadmissible, d'incongru. Déjà
la vieillesse est cachée, le jeunisme sévit de telle sorte qu'il
faut se prétendre « jeune » jusqu'à un âge très
avancé, et on dissimule nos vieux (ceux qui ne peuvent vraiment plus
aspirer au qualificatif « jeune ») dans des maisons spécialisées. Alors,
la mort, hein ! C'est l'horreur absolue, le tabou définitif. Le
mot à ne surtout pas prononcer dans un dîner ou une réunion de
famille, sous peine de passer pour un rabat-joie, un casse-couilles,
un oiseau de malheur, un sinistre et odieux personnage...
C'est
vrai, les poètes l'ont dit : "mais
qui de sa bienveillance / pourrait gracier un homme / de cette si
dure peine / qu'est
d'être vivant ?" (Clara Janés, Livre
d'aliénations,
Délit éd., 2010). Mais la peine, c'est pas d'être mort, c'est
d'être vivant, et même en devenant très vieux, d'être un
survivant. Comme me dit Georges (95 ans), « À mon âge, quand
tu es un homme, tous tes amis sont morts, tu es le dernier ! »
Et je sens dans sa voix qu'il se reproche de leur avoir survécu, et
en relatif bon état, capable encore d'écrire des poèmes, de se
promener dans Poitiers, de s'entretenir pendant vingt minutes avec
des jeunes poètes, comme il le fit à la soirée poésie du 28
septembre dernier. Parce qu'il vit, tout de même. Il n'est pas un
mort-vivant comme on en voit tant, souvent beaucoup plus jeunes que
lui. Il a soigné son esprit, il s'est occupé de son corps.
Georges Bonnet (au centre)
entouré de Jean-Baptiste Pédini à gauche et Cédric Le Penven à droite
Il
me donne l'exemple à suivre. Comme le vieux Romain Rolland, dont je
suis en train de lire la belle biographie, et qui écrivait :
"J'ai
assez donné de ma vie aux consignes bourgeoises de sécurité, de
prudence, de sage entente des affaires. Il est temps de vivre"
(in
Cahiers
Romain Rolland,
8). Oui, si on ne veut pas qu'être vivant soit une dure peine, au
diable la sécurité, la prudence, la prétendue sagesse de ceux qui
vous disent : « Comment, tu sors ? Mais c'est
dangereux, si tu tombais sur des malfrats ! Tu fais des voyages
au long cours ? Et s'il t'arrivait quelque chose ! Tu
circules à vélo sans casque ? Et si tu tombais ! Etc. »
Si on les écoutait, on se calfeutrerait dans son lit, on se barricaderait
dans une forteresse, on ne vivrait que dans la peur. C'est ainsi qu'a
vécu ma marraine. Elle a eu peur toute sa vie. Eh, ma foi, si un
jour il nous arrive une chose difficile, très grave, une agression (j'ai eu mon lot),
ça fait partie de la vie ; ne restons pas dans un univers
soi-disant aseptisé : d'ailleurs, n'est-ce pas dans le cadre
familial qu'ont souvent lieu les plus cruelles agressions (actes de pédophilie par exemple), comme me le rappelait le substitut du procureur de Poitiers ?
Comme
écrivait Romain Rolland, oui, il est temps de vivre, d'accueillir ce
qui vient, le bien et le mal, car rien n'est ni tout blanc ni tout
noir, de trouver l'humain chez les autres au lieu de les condamner
en bloc (racisme, sexisme, homophobie, par exemple), d'aider chacun
(jeune ou vieux) à se construire dans l'ouverture, dans la confiance
en la vie.
Claire, dessin fait d'après une photo,
et toujours dans notre cœur
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