mardi 22 octobre 2013

22 octobre 2013 : amours interdites


Avez-vous jamais noté l'étonnant souci d'adhérer aux idées toutes faites qui caractérise les enfileurs de platitudes ?

(Wilkie Collins, Une belle canaille)



Terrifiant, l'intolérance, dès qu'on a affaire à des gens différents de nous... Témoins, les deux films que j'ai vus cette semaine, La vie d'Adèle et Gabrielle. Tous deux traitent des amours « interdites » ou du moins rendues difficiles, parce que hors normes, hors idées toutes faites qu'on se fait de l'amour, hors « autorisations ». Dans un cas, les amours entre femmes, dans l'autre les amours entre handicapés.



La vie d'Adèle m'a scotché ; je crois n'avoir pas eu un pareil choc au cinéma depuis 2001, l'odyssée de l'espace – et ça remonte tout de même à 1968 ! – tant par la richesse du contenu que par la manière. Ce sont pareillement deux films qui s'étirent en séquences extrêmement longues et d'une grande beauté plastique. Ça s'appelle la magie du cinéma, la poésie que recherchait Cocteau (sans toujours y réussir). Kechiche a un regard formidable sur ces adolescents et jeunes gens, sur leur parcours scolaire (magnifiques leçons de français par exemple, où la patience et le génie pédagogique des enseignants sont mis à rude épreuve), aussi bien qu'acéré sur le monde des adultes : à cet égard, les deux scènes de repas en famille sont exemplaires. La famille d'Emma est au courant de la nature de sa relation avec Adèle, et il règne une grande liberté de ton. La famille d'Adèle ne sait rien, croit simplement qu'Emma aide Adèle pour ses devoirs de philosophie, et là règnent les "enfileurs de platitudes" que signale l'excellent écrivain anglais. De même, Kechiche montre avec acuité le regard des autres, en particulier celui des copains et copines d'Adèle, très normatif (à dix-sept ans !), aussi bien que celui du milieu artiste qu'elle sera amenée à fréquenter, puisqu'Emma est une artiste, et dans lequel elle va vite se sentir mal à l'aise, béotienne... Un film sur le coup de foudre, sur l'amour fou, très physique (et le puritain que je suis a trouvé légitime et justifiée la vision franche du désir, au contraire de tant de films où l'amour physique arrive comme un supplément obligé, tout simplement parce que le cinéaste n'a pas de regard, ni d'idées de ce que c'est, et de comment le montrer), un film à la fois très simple et complexe, lumineux et sombre, parce que l'amour c'est tout cela. Et que nous importe qu'il s'agisse d'un amour entre deux femmes ? Ça pourrait être entre deux hommes, entre deux vieux, entre deux personnes d'âge très inégal, peu importe. C'est universel... Et que les ayatollahs de l'amour normé ne le regardent pas : contrairement à ce qu'ils croient, c'est parfaitement naturel ! Je crains qu'ils n'aiment en réalité pas du tout la nature, mais seulement les conventions sociales.

Gabrielle est un film québécois. L'héroïne vit dans un foyer où sont réunis d'autres handicapés mentaux légers, comme elle. Mais Gabrielle veut vivre d'une façon ordinaire (comme le dit la chanson de Charlebois que la chorale du foyer prépare pour une grande fête, où le chanteur sera présent), et en particulier, aimer. Mais pas question de relations sexuelles au foyer ! Or, si chacun au foyer reste froid, sans « chum » (petit ami en québécois), elle a su par son charme et son énergie aimer et se faire aimer de Martin, un des jeunes du foyer. Les amours sont interdites, le personnel et les parents sont là pour veiller au grain, pour empêcher les expérimentations trop poussées, pour empêcher de s'aimer : puisqu'ils ne sont pas autonomes, c'est aux adultes et à l'entourage de choisir le mode de vie pour eux, de les maintenir dans une dépendance infantilisante et abusive ; ainsi, la mère de Martin semble avoir une peur bleue que son petit poussin découvre l'amour physique ! Gabrielle est un film que tous les éducateurs, enseignants, parents, devraient voir pour apprendre à laver leur regard de tous les préjugés, de tous les lieux communs qui traînent et nous empoisonnent la vie. Un film d'une grande justesse, et qui parle d'amour...


 

"La liberté est une construction individuelle laborieuse, qui exige beaucoup de temps, beaucoup d'efforts, beaucoup de souffrance. Parce que parfois, ou même à chaque instant, nous sommes prêts à y renoncer pour nous livrer à une institution ou à un être supérieur qui nous montrerait le chemin, nous indiquerait la vérité, nous dirait où sont le bien et le mal", écrit Carlos Liscano dans son beau livre L'écrivain et l'autre (Belfond, 2010). Chacun des deux films nous parle à sa façon des chemins de la liberté que doivent trouver Adèle et Gabrielle pour se réaliser, pour parachever leur individualité : la souffrance sera, effectivement, au rendez-vous, mais l'amour aussi. Cessons de protéger excessivement nos petits, laissons-les prendre leur envol, même si c'est sur des voies inédites ou interdites, laissons-leur le choix !

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