des
individus devenus prothétiques, qui ne savent plus avancer
qu'équipés d'une foule de prothèses techniques.
(Divertir
pour dominer : la
culture de masse contre les peuples)
L'incontournable Pont des Soupirs
De
retour de Venise, où j'ai passé huit jours pleins, plus le soir
d'arrivée et le matin du départ, je suis encore sous le choc.
L'impression d'avoir vécu sur une autre planète. Pas seulement
parce que j'étais un festivalier cinématographique, ce qui laisse
toujours un goût d'être ailleurs, un ailleurs presque improbable,
quoique à Venise largement nourri de rencontres : paysages
(canaux, lagune, plage du Lido, jardins, quais, ruelles, places, palais, églises et
constructions de toute beauté, vus à pied ou des vaporetti, aussi
bien que du train à l'arrivée et au départ), œuvres d'art (là,
Mathieu en pourrait parler plus savamment que moi, car il a écumé
la Biennale, côté officiel, ce qui ne fut pas mon cas, j'ai
seulement vu quelques pavillons à entrée gratuite), et nombreux
films d'une quinzaine de pays différents, venant d'Europe, d'Asie,
d'Amérique et d'Afrique... Mais aussi rencontres humaines, tant aux
petits déjeuners de l'hôtel que sur les vaporetti (cette jeune femme aux cheveux teints en bleu), dans les rues,
et dans les files d'attente des salles de projection.
Le Campanile, Place San Marco
Ce
qui m'a le plus frappé, et d'une année sur l'autre, le phénomène
était étonnant, c'est l'ampleur de l'usage des « smartphones »
et autres appareils de téléphonie mobile multifonctions. Une nette
majorité de festivaliers, mais aussi bien des touristes... et des
Vénitiens ne lâchent plus cet instrument, le gardent précieusement
à la main (il n'y a pas de voleurs à Venise), s'y référent à
tout moment, ne regardent plus rien autour d'eux, et même quand ils
sont en couple ou en trio, chacun a l’œil sur sa machine plus que
sur sa, son ou ses comparses ! Ça fait tout drôle. On se croit
sur une planète peuplée d'extra-terrestres connecté(e)s à leur
divinité (ah ! ils ou elles peuvent bien se moquer des
chapelets et autres insignes religieux qu'en d'autres temps
certain(e)s ne perdaient jamais de vue !). Ceci jusqu'à
l'intérieur des salles de projection qui s'illuminent de temps en
temps, ça et là, des éclairs de ces petites machines : leurs
possesseurs s'intéressaient-ils au film, avaient-ils peur de manquer
un message de la plus haute importance, ou bien prenaient-ils des
notes rapides sur ce qu'ils voyaient ? Mystère. J'ai fini par
surnommer leurs propriétaires les « vers luisants », car
dans le noir des cinémas, ça fait exactement le même effet que ces
insectes qu'on aperçoit parfois la nuit. Saisissant.
Pendant une interruption de séance, les "vers luisants" s'allument aussitôt
Et
exactement "des individus
devenus prothétiques", ainsi
que l'indique l'excellent livre que j'ai lu à Venise, Divertir
pour dominer : la culture de masse contre les peuples,
publié chez L'échappée en 2010, où j'ai trouvé aussi : "La
communication par écrans interposés permet aux individus d'entrer
en contact les uns avec les autres sans prendre le risque de la
rencontre. On se prémunit ainsi de la difficulté de la relation
humaine. La connexion devient ainsi le paradigme du lien social".
À peine la projection terminée, les petites machines retrouvent
leurs mains (pour ceux et celles qui les avaient sagement rangées
dans leur sac, pour les autres, elles n'avaient pas quitté leurs mains), et
chacun(e) se retrouve connecté(e). La minorité dont je faisais
partie (généralement au-dessus de quarante ans) observait, effarée,
les pouces et autres doigts qui s'agitaient sur les petits écrans.
Autre
nouveauté : les films tournés en anglais par des réalisateurs
autres ; ainsi le Français Patrice Leconte pour Une promesse
(pardon, A promise, d'après Stefan Zweig, on l'aurait
pourtant plus vu parlé en allemand !), l'Italien Uberto Pasolini
pour Still life, mon film préféré, d'une humanité
éblouissante et rare dans un Festival dominé par la violence, les
obsessions sexuelles (notamment avec le film coréen Moebius, dont les outrances ont finalement beaucoup fait rire),
l'incommunicabilité (Tom à la ferme, du Québécois Xavier
Dolan) et la solitude grandissante des individus et des familles dans
le monde contemporain (l'admirable film chilien Las niñas
Quispe, par exemple). Ne manquez pas non plus le film anglais de
Stephen Frears, Philomena, quand il sortira en France, ni l'étonnant Eastern boys, film français malgré son titre anglais, sur l'immigration de l'est en France. Mais
presque tous les films que j'ai vus étaient bons, cette fois, et
mériteraient de sortir du circuit des festivals pour atteindre un
public plus large.
Une installation d'art contemporain (artiste chinois) proche de celles que Mathieu fit à Lyon
J'ai
laissé Mathieu très libre, nous nous croisions parfois dans la
journée, ou on se donnait rendez-vous pour certains films (notamment
les reprises de films japonais, les admirables The shade of night
de Nakamura et Fleurs d'équinoxe d'Ozu), mais en général on
se retrouvait en fin d'après-midi ou le soir pour flâner, découvrir et manger ensemble avant de regagner notre hôtel.
Image du pavillon portugais, à l'intérieur d'un bateau, très beau
Il m'a fait découvrir quelques expos libres d'art
contemporain, et j'ai revisité en sa compagnie le Palais des Doges.
Un
séjour enchanteur, à tous points de vue.
Et, entre deux films, balade sur la plage du Lido, sous l'éclatant soleil
* * * * *
Aujourd'hui,
quarantième anniversaire du putsch militaire au Chili et de la mort
d'Allende. Restons vigilants dans
notre monde de plus en plus militarisé.
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