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avril 1993 : Quand
on est porté par une passion qui n'est pas partagée, quand on vit
et pense selon des valeurs autres que celles qui prévalent dans la
société, comment ne pas être acculé au retrait, à la solitude ?
La honte que j'avais à me sentir différent.
(Charles
Juliet, Lumières
d'automne. Journal VI : 1993-1996)
voilier sur la lagune, le soir
Revenons
un peu sur cette espèce d'effroyable contrainte que fait peser sur
nous le nouvel appareillage prothétique que notre époque nous
impose. Je lisais récemment un article qui répertoriait toutes les
nouvelles applications qui vont être liées à cette connexion
permanente et qui concernaient la santé : on pourra bientôt
contrôler soi-même et en permanence nos battements cardiaques,
notre tension artérielle et bien d'autres choses encore. Big brother
est vraiment là. "Notre
temps est interrompu sans arrêt par le besoin compulsif de contrôler
les médias que nous portons sur nous, de consulter notre portable,
de photographier, de chercher des sites sur des cartes et des
informations. Toutes ces pratiques bouleversent l'expérience du
temps
continu et sans cassure,
car elles transforment le temps en séquences d'interruptions et de
moments fragmentés",
notait Raffaele
Simone, dans son excellent Pris
dans la toile : l'esprit au temps du web,
paru chez Gallimard en 2012. J'ajouterai que par ailleurs, les
pratiques en question bouleversent notre vie, en nous rendant
inquiets, impatients, fébriles. Bien des gens dérangent leur
médecin au téléphone pour un oui ou pour un non, par exemple, lui
rendant la vie stressante alors qu'il est en consultation : un
des effets pervers du téléphone illimité.
le jardin de l'hôtel, vu de notre chambre
Ici,
dans ma solitude bordelaise, je retrouve mes marques. Lectures,
cinéma, écriture. J'ai d'ailleurs pas mal lu aussi à Venise, en
particulier le tome 6 du Journal
de Charles Juliet, intitulé Lumières d'automne,
et couvrant les années 1993 à 1996. Comme les autres volumes, c'est
magnifiquement écrit, et ça me parle forcément beaucoup. Ainsi le
12 mars 1993, il écrit : "La
passion de la lecture est apparue en moi quand j'ai commencé à
écrire, quand j'ai pris conscience de mon inculture et de mon
ignorance. Heureux que je suis que cette passion ne se soit pas
éteinte, que cette faim ne soit toujours pas rassasiée".
Eh bien, la mienne non plus est loin d'être rassasiée, et non
content de sonder mes propres livres, j'écume aussi la bibliothèque
municipale de Bordeaux et ne manque pas de faire également des
emprunts à la Bibliothèque universitaire de Poitiers, dans ma famille ou chez des amis. Car je
cherche toujours à me comprendre, et les écrivains, plus que les
musiciens ou les cinéastes, m'y aident prodigieusement. Charles
Juliet écrivait le 10 février 1993 : "La
pire des solitudes, c'est être coupé de soi-même, c'est vivre dans
l'ignorance de ce qui nous gouverne, c'est ne rien comprendre à ce
que nous sommes. La plupart des hommes sont dans ce cas".
la jeune fille aux cheveux bleus, attendant le vaporetto
J'ai
lu aussi de Julien
Gracq, ses Manuscrits
de guerre,
publiés posthumement chez José Corti. Texte saisissant sur la drôle
de guerre, vue par un écrivain qui n'avait pas ses yeux dans les
poches. Ce journal, qui relate la courte période qui suivit
l'offensive allemande de mai 1940 jusqu'à la reddition en juin de l'escouade
de Gracq,
reflète assez bien l'impréparation de la France dans cette affaire.
J'ai beaucoup aimé les réflexions de l'auteur, comme celle-ci :
"Impuissance
absolue – rigoureusement rien à faire – qu'une subtilité dans
l'immobilité qui me fait pénétrer le génie des cailloux, des
minéraux".
Et comment ne pas signaler l'excellent roman de Georges Perec, Un
homme qui dort,
trouvé chez Mathieu, et assez proche de L'étranger
de Camus.
"L'indifférence
n'a ni commencement ni fin : c'est un état immuable, un poids,
une inertie que rien ne saurait ébranler",
"Ne
plus rien attendre. Attendre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à
attendre. Traîner, dormir. |...] Sortir de tout projet, de toute
impatience. Être sans désir, sans dépit, sans révolte",
"Pourquoi
ferais-tu semblant de vivre ? Pourquoi continuerais-tu ? Ne
sais-tu pas déjà tout ce qui t'arrivera ?",
voilà où en est le personnage principal. On en trouve de semblables
dans la vie réelle, déboussolés, incapables de se bouger, mornes
et apathiques, mais pas toujours aussi conscients de ce qui leur
arrive. Et aussi, trouvées chez Lucile, les belles nouvelles de
l'écrivain prolétarien sénégalais (et cinéaste) Ousmane Sembène : Voltaïques.
le Rialto, pont sur le Grand Canal
Pour
finir, quelques photos de mes errances dans Venise.
un petit canal
la cour du Palais des Doges, à l'ouverture (8 h 30) : pas un chat,
sauf Mathieu, admiratif
les palais
un vaporetto
sur la lagune
sur la lagune
1 commentaire:
J'ai repris avec plaisir ton blog après ton retour de Venise.
Tes photos sont très belles surtout que je ne connais pas Venise.
Il faudra que j'y ailles un de ces jours
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