vendredi 31 mai 2013

31 mai 2013 : La belle aventure


j'ai découvert qu'il était possible d'acheter un livre par plaisir, sur un sujet qui n'était pas au programme !

(Daniel Herrero, Partir : éloge de la bougeotte)



La vie nous réserve des aventures – nombreuses, elle n'est même faite que de ça – et de belles aventures, pour peu qu'on consente comme dans les contes populaires, à sortir de chez soi pour courir le monde. Pas besoin d'aller très loin d'ailleurs, mais il suffit d'avoir les yeux ouverts (c'est le titre du beau recueil d'entretiens de Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey), les oreilles tendues, le corps et le cœur en éveil permanent, pour saisir ces instants et ces rencontres magiques qui sont le sel de la vie.

Pour moi, la fratrie nombreuse, l'internat, les études supérieures, les rencontres amicales et professionnelles, furent de belles aventures... Mais la plus belle aventure de ma vie – en dehors de mon mariage et des joies de ma vie de famille – fut la découverte des pouvoirs de la lecture et de la littérature. Je ne remercierai jamais assez, en premier lieu, ma mère et ma grand-mère qui, par leur exemple de grandes lectrices, m'avaient déjà aiguillé dans cette voie. Mon ami d'internat, Alain P., qui, enfant unique et extrêmement solitaire (il ne sortait du lycée de Mont-de-Marsan qu'aux vacances de Noël et de Pâques pour retrouver des correspondants en Gironde, et aux vacances d'été pour rejoindre sa mère et son beau-père en Côte d'Ivoire), était un passionné de lecture et me passa assez rapidement le virus du livre, en puisant dans les armoires pleines de livres des salles d'études, puis me fit m'inscrire à la Bibliothèque municipale, dès que nous fûmes assez grands (à partir de la seconde) pour sortir seuls, sans la surveillance des pions, le jeudi après-midi. Car il fallait bien occuper les nombreuses heures de liberté captive de l'internat : le nombre d'heures d'études était largement supérieur aux nécessités d'apprentissage des devoirs et leçons ! À remercier aussi, mon professeur de français en seconde qui nous fit découvrir Rimbaud, Apollinaire et des auteurs plus contemporains, comme Malraux, Mauriac ou Camus. Mes condisciples de l'École nationale supérieure des bibliothèques, Patrice C. et Monique R., qui m'ouvrirent des horizons inconnus de moi en me prêtant des livres de leur bibliothèque personnelle. Et ensuite, les nombreuses personnes qui ont élargi mes compétences en lecture : libraires, bibliothécaires, critiques littéraires, écrivains, membres de la famille et ami(e)s de toutes sortes et de tous âges – mes amis actuels vont de 20 à 94 ans !

Aussi n'ai-je pas été surpris qu'une librairie s'ouvre à Poitiers sous le nom de La belle aventure. J'ai connu bien des librairies au cours de ma carrière, avec souvent de belles appellations (La folle avoine, La boîte à livres, La machine à lire, Ombres blanches, Le divan, Folies d'encre, Chantelivre, À tout lire, Le tumulte des mots...), mais La belle aventure me semble le nom le plus parfait, et qui résume tout : car entrer dans une librairie est déjà en soi une aventure, et une sacrée aventure, et une belle aventure ! Il faut oser ; c'est un peu intimidant. Il y a tant de livres, que choisir, et comment ? Car on vient en librairie – en tout cas, pour moi, c'est ainsi – sans trop savoir ce que l'on va choisir. C'est le contraire des librairies en ligne où l'on commande un titre qu'on connaît, au moins par ouï-dire. Mais on ne sait vraiment comment il se présente, si la typographie va nous plaire, par exemple. Dans une librairie, on se promène le long des rayons, on ouvre, on soupèse, on flaire, on lit quelques lignes, on découvre ce qu'on ne connaissait pas, ce qu'on va se proposer de lire ou d'offrir en cadeau. Et, si la librairie est bonne, on trouvera des titres inattendus (de nous), un personnel compétent et avisé, capable de nous laisser déambuler tout seul aussi bien que de nous faire des propositions.

 

La belle aventure de Poitiers est de ces librairies. On n'y trouve pas forcément le tout-venant ni les best-sellers à la mode (et oubliés, illisibles six mois plus tard), mais on s'y abreuve à une source infinie et étonnante, car le monde des livres est d'une variété inouïe dans une bonne librairie. Le local a été admirablement aménagé. Un beau canapé de cuir rouge invite à se prélasser en compagnie de livres a feuilleter. Aucun secteur n'est négligé, en dehors des livres purement scolaires, scientifiques ou universitaires. La librairie pour enfants et adolescents (qui existe depuis 1995) est magnifique, et le secteur pour adultes (ouvert en 2010) montre la vitalité de l'édition francophone de qualité. Les animations avec les auteurs, le cercle de lectures, sont aussi des points forts.

Les librairies de proximité se heurtent aujourd'hui à la double concurrence de la vente en ligne (Amazon et Cie) et de l'apparition des livres électroniques et des fameuses « liseuses ». C'est-à-dire de l'absence d'aventure, puisque l'aventure commence quand on sort de chez soi. En particulier pour entrer dans une librairie... Vivent les librairies !

mardi 28 mai 2013

28 mai 2013 : naissance de la liberté


l'homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids difficile de la chair qui leur est donnée.
(Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète)

Pas besoin d'écrire long pour écrire fort. Souvenons-nous d'Adolphe (Constant), de Boule de suif (Maupassant), de Vingt-quatre heures de la vie d'une femme (Zweig), de Des souris et des hommes (Steinbeck) ou de L'étranger (Camus). Je viens de lire La Femme du métro (éditions Quidam, 2010), cinquième roman traduit en français du Grec Mènis Koumandarèas, datant de 1975, et le premier que je lis. J'ai comme ça des intuitions, des hasards, des rendez-vous, quand je me promène le long des rayons d'une bibliothèque ou d'une librairie. 

 
On est à nouveau dans une brève rencontre, car chacun sait que l'amour long, sans histoires, ne donne pas lieu à roman, fût-il bref, comme celui-ci : une soixantaine de pages ! À la différence des films habituels sur le sujet (Brève rencontre, justement, ou Le temps de l'aventure), où il s'agit généralement d'hommes et de femmes mûrs, mariés ou en couple, qui se rencontrent dans une gare, qui se cherchent, qui se trouvent, et qui finissent par renoncer, on se rapproche plutôt ici d'un autre film récent, dont je n'ai pas parlé, Vingt ans d'écart, avec le délicieux Pierre Niney dans le rôle du jeune homme.
Car on a affaire ici à l'improbable rencontre (mais "il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous", disait Éluard), dans un métro, entre un étudiant à la jeunesse insolente et une femme mariée, respectable, et qui a le double de son âge. Alors, amour impossible ? Koùla, l'héroïne, est mariée (mal), a deux grandes filles de dix et treize ans, et traîne une mélancolie, accentuée sans doute par la routine de sa vie de famille et de son travail de comptable aux impôts, dont elle pourrait pourtant se passer, son mari gagnant très bien sa vie. Oh, un jour, elle avait bien pensé à divorcer, mais l'ami avocat, qu'elle avait consulté, lui avait rétorqué : "Allez, Koùla, ne joue pas les oies blanches, personne n'aime son mari ou sa femme suffisamment [mon commentaire : lucidité ou cynisme masculin], ce n'est qu'une affaire d'habitude, adapte-toi ; c'est ça le bonheur, bécasse, tu ne comprends, tu ne l'as pas encore appris ?"
Chaque jour donc, pour aller au travail, elle s'installe dans le métro, toujours à la même place, dans la même rame, et c'est comme ça qu'un jour, elle se trouve en face du jeune Mìmis, un bel étudiant charmeur. Elle n'imagine même pas que quelque chose puisse arriver. Ils mettent plusieurs semaines à s'observer, puis à se parler : "Presque rien au début : « Bonjour », « Bonne soirée », puis ils se lancèrent dans des petites phrases, du genre « Ça se rafraîchit », Beaucoup de monde aujourd'hui »." Cependant, même si elle sait l'issue incertaine, Koùla se laisse séduire, accepte d'être tutoyée, d'aller boire un verre, puis de manger dans un boui-boui où il l'entraîne, et enfin dans sa garçonnière en sous-sol. Elle dépasse les conventions de la différence d'âge et de la peur de l'adultère (après tout, son mari n'a-t-il pas des liaisons, et il ne la touche plus depuis des années). Malgré sa brièveté, le texte est lent (on doit le lire avec la même lenteur), comme si pour Koùla, le temps s'était arrêté. La Femme du métro dresse un magnifique portrait de femme. Tout est vu de son point de vue, elle sait qu'il n'y a pas d'avenir dans cette liaison, mais ça ne fait rien, elle accepte et assume la fragilité d'une aventure qui sera brève. Et c'est elle qui décide d'arrêter : "Elle avait toujours été ferme comme un roc dans ses décisions."
L'écriture (traduction excellente de Michel Volkovitch) est fluide et rend bien les fluctuations des sentiments de Koùla qui s'émancipe, tout en n'étant pas le jouet de cette passion, ni des circonstances qui l'y ont menée. Au fond, elle devient une femme libre : "On ne naît pas libre, on le devient" (Alexandre Jollien).

lundi 27 mai 2013

27 mai 2013 : sauvons "La quinzaine littéraire"


Celui qui épouse son temps sera vite veuf.
(Joseph Brodsky)

Mes chers amis, si vous avez de l'argent de trop, et pas forcément envie de le donner aux impôts, vu ce que nos gouvernants en font, je vous invite fortement à soutenir La quinzaine littéraire, le bimensuel de Maurice Nadeau (102 ans, toujours bon œil, à défaut de bon pied). Maurice Nadeau est un des plus fins éditeurs de l'après-guerre. Ce grand résistant (il échappa de peu à la déportation), qui fut de tous les combats politiques (Manifeste des 121 en 1960), a fondé sa revue en 1966, et cette revue exigeante m'a fait découvrir nombre d'auteurs près desquels je serai passé sans les connaître. Sa maison d'édition Les Lettres nouvelles, puis Éd. Maurice Nadeau, a fait connaître en France des écrivains tels, entre autres, que le Polonais Gombrowicz, l'Africain du sud Coetzee (prix Nobel en 2003), le Suédois Stig Dagerman, l'Argentin Hector Bianciotti, le Gallois Malcolm Lowry, le Sicilien Leonardo Sciascia ou les Français Claire Etcherelli, Michel Houellebecq, Angelo Rinaldi... Bref, un découvreur. Mais à l'heure où plus personne – ou presque – ne lit, du moins de la littérature, le bimensuel bat de l'aile et a sérieusement besoin d'être renfloué. Vous pouvez donc envoyer vos dons et recevrez un reçu fiscal, ce sera une bonne œuvre de mécénat (site internet : http://www.quinzaine-litteraire.presse.fr/quinzaineenperil.php).


Parmi mes dernières lectures, une pièce de théâtre de Balzac : Le faiseur. On sait que Balzac, comme Flaubert, n'a pas eu de chance ni de succès au théâtre. C'est une comédie réjouissante (si on veut, car le héros, au bord de la ruine, est prêt à vendre sa fille unique à un mari qu'il croit riche !) sur le monde de la spéculation, où rien ne semble avoir changé depuis les années 1830. Le "faiseur" en question serait un "trader" aujourd'hui. J'ai relevé cette remarque d'un des personnages, Minard : "Oh ! la misère !... elle a dévoré peut-être autant de belles amours que de beaux génies ! Avec quel respect nous devons saluer les grands hommes qui la domptent, ils sont deux fois plus grands !"...
Et au cinéma, puisque le catholicisme est à la mode (voir les soi-disant « manifs pour tous », qu'ils noyautent avec vigueur, ça fait peur au bon vieux parpaillot laïque que je suis), ne manquez pas Paradis : foi, le deuxième volet de la trilogie autrichienne sur les trois vertus théologales d'Ulrich Seidl. Paradis : amour, le premier, dénonçait justement l'absence d'amour dans le monde actuel. Le deuxième dénonce la caricature de la foi, quand on est dans l'intégrisme pur et dur : l'héroïne passe son temps à courir les appartements pour convertir les gens (scènes assez crignolesques), mais n'est même pas capable d'assumer la lourde charge de s'occuper de son mari paraplégique. Elle chante l'amour, mais ne peut pas le pratiquer. Un film impitoyable !

Affiche du film Paradis : Foi
Comme disait Paul Éluard, "Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous." Pour en terminer avec le mariage – promis, je n'en parlerai plus ! – le masque est tombé dimanche, dans les interviews que je lis dans la presse ; on voit clairement – et ils ne s'en cachent plus – que derrière le mariage à réserver aux « normaux » selon les cathos, le débat porte bien sur l'apparition trop voyante des homosexuels dans la vie publique : on va donc bientôt les voir s'embrasser à la sortie de la mairie. Ah ! s'ils pouvaient rester dans leur placard, comme tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes ! La palme d'or de Cannes va-t-elle modifier la donne ? Je viens de lire le petit pamphlet Le mariage est une mauvaise action, de Voltairine de Cleyre, une féministe américaine du début du XXe siècle, où elle dénonçait la "relation de dépendance permanente" que créait alors le mariage, "moyen le plus facile, le plus sûr et le plus répandu de tuer l'amour." Rien de changé aujourd'hui, et je suis assez d'accord avec elle, d'où les si nombreuses mésententes, haines conjugales et les fréquents divorces. Mais si de nouvelles sortes de couples veulent se mettre dans ce type de dépendance, pourquoi les en empêcher ?
En attendant, sauvons La quinzaine littéraire !

samedi 25 mai 2013

25 mai 2013 : illimité !


Nous ne voulons pas libérer l'Humanité. Nous voulons affirmer l'Homme.

(Georges Darien, L'ennemi du peuple)



J'ai été surpris à plusieurs reprises, chez mon médecin traitant, chez le rhumatologue, et dernièrement, à la clinique où l'on m'a fait la coloscopie, par les dérangements téléphoniques intempestifs que subissent ces praticiens dans l'exercice de leurs fonctions. C'en est incroyable ! Que ne ferment-ils pas leurs téléphones ? Le patient qui est là est soudain abandonné, parce que le toubib répond au téléphone, et souvent sans raison vraiment valable, sinon la peur de perdre des clients à qui on ne répond pas dans l'immédiateté !

J'ai eu la réponse à mon étonnement par la secrétaire du service de la clinique où j'étais patient, quand je suis venu chercher le courrier que le clinicien adressait à mon médecin traitant. La pauvre a été dérangée trois fois au téléphone, en un rien de temps, avant même de pouvoir me donner la fameuse lettre. Elle m'a expliqué que c'était un effet pervers de l'adsl et du téléphone illimité : puisque les gens ne payent rien hors de l'abonnement, pourquoi n'abuseraient-ils pas du téléphone ? Eh bien, c'est simple, ils en abusent, et même ils en surabusent. Elle m'a dit qu'elle était au bord de la crise de nerfs, avec des personnes qui lui téléphonent jusqu'à six fois dans la journée ! Pour des broutilles...

Et voilà, on est bien dans le règne du quantitatif ; moi aussi, j'ai le téléphone illimité, je pourrais y être pendu du matin au soir, mais je ne téléphone pas davantage qu'à l'époque où les communications étaient facturées à la minute, pas moins non plus. Je n'ai rien changé à mes habitudes, je n'ai aucune envie de déranger la famille ou les amis, et encore moins mon malheureux toubib : quand j'ai quelque chose à lui dire, je prends un RV. Et si c'est urgent, je vais aux urgences... Les malheureux sont victimes d'un harcèlement téléphonique. Faut-il que les gens soient déboussolés pour passer leur temps au téléphone, à déranger l'un, à déranger l'autre !

Je les vois, quand je vais au cinéma, qui pianotent et regardent compulsivement leur petit écran téléphonique jusqu'à la dernière minute avant l'extinction des feux. Mon téléphone prétendument portable reste à la maison : avis aux amateurs. Je passe devant les cafés, les couples y sont attablés, que pensez-vous qu'ils fassent ? Qu'ils se disent des mots d'amour et roucoulent un brin ? Non, pensez donc, chacun a l’œil plongé sur son smartphone ou je ne sais pas comment s'appellent ces engins que j'espère bien ne jamais posséder. Cette addiction – comment appeler autrement cette nouvelle drogue ? – doit être terrible. Elle entraîne une surveillance de tous les instants de la vie de son ami(e), de son (ses) enfant(s) et doit être incroyablement stressante. Quand il (elle, ils) ne répond(ent) pas illico au téléphone ou au texto, l'inquiétude doit grandir à la vitesse grand V.


Je lis dans le formidable livre de Christian Garcin, Piero ou l'équilibre (éd. L'Escampette, dont je salue le superbe travail), essai sur un peintre italien de la pré-Renaissance : "Il savait à présent que, comme chacun de nous, il n'avait probablement jamais habité que l'espace mental qu'il s'était peu à peu constitué..." Et je pense aux malheureux gamins d'aujourd'hui, à qui on vole leur enfance, en leur offrant ces petites merveilles de la technique moderne, et qui y sont encore plus addicts que nous (que moi surtout !) : comment vont-ils se constituer un univers mental libre, alors qu'ils sont assujettis à cet univers de communication infinie et qui n'a plus de sens. Et je comprends qu'on est entré complètement dans l'univers de 1984 : contrairement à ce que prévoyait George Orwell, ce n'est pas le communisme qui nous a imposé cette sorte de Big brother, mais c'est bel et bien le libéralisme effréné et consumériste. Et alors que le communisme pouvait s'effondrer – et s'est effondré – je ne vois aucune parade qui s'annonce.

On a de formidables outils de communication, et on en fait quoi ? On emmerde le monde avec – moi aussi d'ailleurs avec mon blog, mais au moins je n'oblige personne à le lire ! Mais pour communiquer, il faut avoir un outillage mental, là, on retourne au Moyen âge : il va y avoir les savants et les riches privilégiés de la culture et, autour d'eux, les nouveaux analphabètes qui se profilent par millions, à qui des noms comme Sophocle, Montaigne, Rousseau, Mozart, Renoir, Van Gogh, Carné, Eisenstein, Chaplin, Dickens, Rimbaud, Victor Hugo et Malraux ne diront rien, quand ils connaîtront sur le bout du doigt le moindre participant à une émission de téléréalité ou admireront un terroriste kamikaze, car on ne leur aura rien appris d'autre à aimer. J'étais sidéré l'autre jour à Poitiers, il y avait comme une émeute rue des Grandes écoles ; je me suis dit, « Tiens, un écrivain connu doit être à la librairie. » J'entre, pas un chat, j'apprends que c'est la venue d'un des héros de la téléréalité qui vient se faire admirer dans le magasin de fringues voisin, sous les hurlements et les cris d'adolescent(e)s au bord de la crise de nerfs – les pompiers ont dû en évacuer quelques-un(e)s.

Je suis un dinosaure, un des derniers représentants d'une espèce en voie de disparition. Comme Georges Darien, je voudrais affirmer l'Homme, mais comment lutter contre cet ensauvagement programmé par les maîtres qui nous gouvernent ?

lundi 20 mai 2013

20 mai 2013 : vélo et fraternité


Les pères ermites conseillent d'opposer à l'habitude de faire quelque chose l'habitude de ne pas le faire.

(Nicolas Bokov, Dans la rue, à Paris)



Hier, je suis allé voir mon beau-frère et ma belle-sœur à vélo ; mine de rien, ils habitent dans la banlieue éloignée de Bordeaux, à 19,5 km par le trajet que je prends, les boulevards, puis la route de Talence, Gradignan, jusqu'à Cestas. J'ai croisé la horde (on peut bien appeler ainsi ces groupes vociférant, buvant à foison au retour j'ai retrouvé bouteilles, canettes, packs et verres en plastique qui jonchaient le caniveau m'obligeant à slalomer bêlant plutôt que chantant, un chef de chœur leur serait bienvenu, les fausses notes foisonnaient) de supporteurs des rugbymen de Brive et de Pau aux alentours du stade, ce qui m'a pas mal ralenti, car en plus ces braillards occupaient quasiment la moitié du boulevard. C'est pas demain la veille qu'on me verra assister à ce genre de manifestation ! Quelle différence avec le quasi ascétique silence des amateurs de littérature, de théâtre, d'art, de montagne, de marche, de nature et de vélo ! Ils avaient l'air heureux cependant et je me reprochais en n'appréciant pas ces turbulences d'être un petit monstre tel que le stigmatise Louise Michel dans sa nouvelle L'égoïste, incluse dans Le livre du bagne : "Petit monstre seras-tu moins heureux parce que les autres le seront un peu."
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/11/Reiserad-beladen.jpg 
un vélo de cyclotouriste (source Wikipedia)

Passons, on a le droit de ne pas aimer le bruit et les vociférations... Mais ces 39 km de vélo – je n'avais pas accompli une telle distance en un jour depuis l'été dernier – m'ont revigoré. J'ai repensé à mes nombreuses randonnées à vélo : vacances en solo de 1973 (trajet Grenoble – Angers : trois semaines), vacances à deux avec Claire de 1980 (Toulouse – Provence par l'Aveyron, la Lozère, l'Ardèche, Aigues-Mortes et retour à Toulouse : trois semaines) et 1981 (Albi – Sénanque, où nous sommes restés une semaine à l'abbaye pour un stage incroyable sur les Mille et une nuits, et retour : en tout quatre semaines), tour de la Guadeloupe de 1983 en solo (une semaine, je campais sur les plages), une randonnée en solo d'une semaine en retour de vacances dans les Landes en 1990 (Claire m'avait déposé à Barbezieux, Dordogne, Corrèze, Haute-Vienne, Poitiers), en 2007, ma cyclo-lecture de Poitiers jusque dans les Pyrénées-Atlantiques, que suivit pendant l'été un parcours sur le chemin de halage du canal de Brest à Nantes (rando chaque après-midi, pendant que Claire se reposait dans la chambre d'hôte), en 2008 ma cyclo-lecture de Mont de Marsan à Aigues-Mortes, en 2009, une randonnée en Charente-Maritime avec l'ami G. m'a sauvé de la dépression, et fut suivie d'une balade de Montpellier à Voiron en solo, puis par la cyclo-lecture dans le Marais poitevin, en 2010, ma cyclo-lecture dans le Doubs et en 2012, la randonnée avec Mathieu de Toulouse jusque dans les Landes.

Et surtout, comme chaque fois que je fais une balade un peu longue – hier ça faisait 1 h 15 à l'aller (en plus de la cohue des supporteurs, j'ai enduré un fort vent de face), 1 h 05 au retour, et ça faisait longtemps que je n'en avais pas fait plus que quelques km pour aller en ville ou à la gare – j'ai retrouvé l'exaltation mi-physique mi-mentale qui me transporte vers un ailleurs que je ne connais pas. Cette exaltation quasi mystique qui m'avait sublimé lors de la course à pied des 100 km de Millau en 1978, sur le beau parcours étoilé des gorges du Tarn (j'ai fini la course à 4 h du matin) et que j'ai connue également au printemps 2005. Cette année-là, nous préparions avec la troupe de théâtre de Montamisé Un fil à la patte de Feydeau (je jouais Fontanet, l'ami à l'haleine puante). Pendant tout l'hiver, je partais à vélo jusqu'à la piscine et là, on faisait du covoiturage jusqu'au lieu de répétition. Mais une fois l'heure d'été arrivée, comme les répétitions étaient à 20 h et qu'il faisait encore jour, j'ai décidé de faire le trajet (10 km) à vélo, avec un retour dans la nuit vers 22 h 30 : le printemps de cette année-là était magnifique. Sans rien dire à Claire, naturellement ; déjà malade, elle souffrait beaucoup, je n'avais pas à l'inquiéter davantage. Eh bien, ces retours de nuit me donnaient une force inconcevable, et je me sentais beaucoup plus inébranlable pour affronter le mauvais destin – la maladie que la vie nous jouait. Quand, en juin, Claire est venue assister au spectacle, je lui ai avoué la supercherie et elle m'a dit que j'avais bien fait de ne rien lui dire et d'y aller à vélo, puisque ça me faisait du bien et, par voie de conséquence, à elle aussi : elle avait en effet remarqué que j'étais plus dispos à son chevet.

Je n'ai jamais pu faire de vélo en groupe (une randonnée toutefois dans la Brenne avec les amis du groupe vocicélo), quelquefois à deux (avec Claire, avec Mathieu, avec des amis) ; le plus souvent je suis seul. Le sang circule à vélo, comme dans une marche rapide ou le footing, le cerveau est fortement oxygéné, d'où cette sensation d'euphorie exaltée qui nous gagne, mais aussi, comme chaque fois qu'on rentre dans la solitude choisie, l'impression de se trouver, de se découvrir, impression que l'on a sans doute dans les courses en montagne, et bien sûr sur le cargo. Jean-Claude Izzo, dans Les marins perdus, écrit : "C'était ça. Il avait trouvé. Une raison personnelle pour naviguer sur la Méditerranée. — Et c'est quoi votre raison personnelle ? demanda Lalla à Diamantis. — Me trouver, je crois."

Dans cette austère solitude (jamais je n'ai pédalé ni couru avec des écouteurs aux oreilles), "baume pour l'esprit, une médecine capable de libérer le corps de sa soif de mondanité" (Eduardo Rebulla, Cartes du ciel), on se convainc de sa propre existence et aussi de la nécessité de la fraternité. Je n'ai jamais autant ressenti que pendant les 100 km de Millau, pendant mes voyages en cargo, pendant mes longues randonnées à vélo ou pendant mes randonnées en montagne, ce qu'expose magnifiquement Catherine Chalier dans son beau livre La fraternité : un espoir en clair-obscur, le souci de penser aux autres, aux exclus, aux fragiles, aux minoritaires, aux anciens (puisque « vieux » est un mot tabou aujourd'hui !) et à mes morts aussi. Elle écrit : "L'alliance entre les différentes générations expose à cet impératif de fraternité, au souci pour la vie fragile d'autrui, sans attendre de contrepartie." 
Et on se rend compte, grâce à ce remède roboratif qu'est l'exercice physique associé à ce retrait provisoire du monde, que la vie vaut la peine d'être vécue et qu'on est ensuite plus apte à accéder au monde de la fraternité, cette grande oubliée de notre trilogie républicaine.
 

samedi 18 mai 2013

18 mai 2013 : retour du refoulé


Il pleure dans mon cœur

Comme il pleut sur la ville,

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon cœur ? 
(Paul Verlaine, Romances sans paroles)





Encore un jour de froidure et de pluie. J'ai heureusement mon grand parapluie acheté chez un des derniers artisans fabricants de parapluie, Grand rue à Poitiers, parapluie très couvrant, mais peu commode en voyage, car il ne rentre pas dans les valises ! Et encore, n'ai-je pas acheté le maousse parapluie de berger qu'il me proposait : peut-être me l'offrirai-je cette année pour la fête des pères – après tout, j'en suis un et peux donc bien m'offrir à moi-même des cadeaux – car si ça continue, ça va devenir indispensable ! Ces jours de pluie sont propices à la réflexion, car effectivement, est-ce un signe du vieillissement mental, une sorte de langueur "pénètre mon cœur" dans ces jours de grisaille ; alors, je médite. Ah, je regrette les pluies tropicales, diluviennes, mais assez brèves, et aussitôt suivies d'un grand soleil, qui nous ont assaillis sur le cargo ! Mais aussi, je vais davantage m'enfermer dans les salles obscures de cinéma.


C'est ainsi que je viens de voir Inch'Allah, un film québécois d'Anaïs Barbeau-Lavalette qui permet, avec le recul d'une cinéaste étrangère, de mieux appréhender le « conflit » israélo-palestinien qu'un film provenant de l'un ou l'autre camp. Très beau film qui conte l'histoire d'une doctoresse québécoise, Chloé, qui travaille dans une clinique d'un camp de réfugiés palestiniens, sans doute pour une ONG humanitaire, mais qui habite à Jérusalem, où elle est amie avec une jeune Israélienne ; cette dernière fait son service militaire au check-point par où Chloé doit passer quotidiennement. Dans son service médical, elle s'est également liée d'amitié avec Rand, une Palestinienne qui attend un bébé et dont le mari est détenu en Israël, et son frère Faysal, résistant passionné (et donc selon Israël, "terroriste", ça ne vous rappelle rien ? Nos résistants à nous aussi, les miliciens et les nazis les appelaient terroristes !). Le jour où Rand accouche, la voiture est bloquée par les militaires, qui font le blocus à cause de tirs palestiniens contre les colonies, et le bébé meurt, devenant un nouveau martyr de la cause palestinienne. Chloé ne sait plus que penser : aussi bien le militaire qui l'a empêché brutalement de passer que Rand lui disent : « Tu n'es rien ici, rentre chez toi ! »

Eh bien, je maintiens ce que j'ai déjà écrit : au vu du film, ce conflit est un problème d'essence colonialiste. Nous voyons très bien qu'Israël occupe des territoires, les colonise, probablement en acquérant de manière vraisemblablement peu légitime les terres et en expulsant les occupants préalables, et se maintient par la force, en créant des ressentiments, pour ne pas dire la haine des Palestiniens qui rejaillit sur les citoyens israéliens, devenus à leur tour haineux et inconciliables. Et vraiment on ne voit aucune solution pointer à l'horizon. Le général de Gaulle, le 29 novembre 1967, craignait que « les Juifs, jusqu'alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur, n'en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu'ils formaient depuis dix-neuf siècles ». Phrase qui lui avait attiré en son temps la haine, précisément, de beaucoup d'israélites français (dans les années 90, lors d'un dîner avec D., une amie juive de Poitiers, quand au cours du repas j'ai dit par inadvertance l'admiration que j'avais pour l'action du général, en dépit de mon tempérament de gauche, elle m'avait rappelé sèchement cette phrase, qu'elle connaissait par cœur, trente ans après !) et qui nous a longtemps déconsidéré dans nos relations politiques avec Israël.

Contrairement à ce que laisse croire une propagande soigneusement entretenue, être antisioniste ne signifie pas du tout ou du moins pas forcément être antisémite, ça veut dire être avant tout anticolonialiste, ce que j'ai toujours été depuis mon adolescence. D'ailleurs, l'extrême droite française ne s'y trompe pas : elle encourage vivement les juifs français à partir vers Israël, leur patrie légitime selon eux, comme s'ils n'étaient toujours pas français, deux siècles après une Révolution française qui ne semble toujours pas digérée à droite. Et, sortant son refoulé à la suite du mariage pour tous, on entend dire à tout venant ce genre de propos : « ils n'ont pas encore fini de nous bassiner, avec leur Shoah ! », phrases qu'on n'entendait pas ces dernières années. Car, pour l'extrême droite, les Juifs, comme les gays, ne sont valables que s'ils restent discrets et même, si possible, invisibles. Donc ailleurs...

On peut cependant critiquer un état et sa politique, sans critiquer pour autant le peuple qui l'habite ; j'ai toujours distingué le peuple espagnol des Franquistes, le peuple russe des Staliniens, le peuple américain des dirigeants qui défoliaient le Vietnam, etc. Les deux peuples, palestinien et israélien, doivent pouvoir cohabiter dans deux états distincts, puisque chacun privilégie la religion comme fondement du pays ; c'est fort dommage pour la démocratie, et surprenant qu'au XXIe siècle, la religion conserve un tel pouvoir, mais on est en plein dans le « retour du religieux » que prédisait Malraux, un peu partout dans le monde. Et hélas, il faut faire avec.

Ce retour du religieux, et du refoulé qui va avec, explique la force du mouvement contestataire contre le mariage pour tous. Ces pauvres catholiques regrettent vraiment le temps où la France était fille aînée de l'Église et le catholicisme religion d'état. Vive la république laïque !

jeudi 16 mai 2013

16 mai 2013 : un président "normal"


Nous ne valons pas mieux que les hommes, mais le pouvoir ne nous a pas encore corrompues.

(Louise Michel, La Commune, histoire et souvenirs)



Cette fois, nous sommes dans un palais luxueux dont on ne se lasse pas de nous montrer les lustres, les lambris, le mobilier précieux et les ors : l'Élysée. Patrick Rotman signe Le Pouvoir, un documentaire sur les huit premiers mois de la présidence de François Hollande. Ce documentaire sort au cinéma, avec vraisemblablement l'aval de l'Élysée. Ma première surprise a été de trouver un président bien meilleur qu'on ne le dit, qui semble assez solide et sûr, avançant dans la bonne « direction », mais souhaitant être jugé sur l'action dans la durée, c'est-à-dire cinq ans, ce qui me paraît légitime. 
Affiche du film Le pouvoir
Nous nous promenons donc dans le Palais, participons à des réunions de cabinet avec le staff présidentiel (secrétaire général et ses adjoints, membres du cabinet, avec qui il discute pour préparer les discours, chargés de com et conseillers diplomatiques), à des commissions ministérielles (défense, par exemple, sur le Mali), à des déjeuners avec tel ou tel ministre (Ayrault, Fabius), à l'ouverture du conseil des ministres. Mais aussi à la séance de création de la photo officielle par Raymond Depardon, à une rencontre avec des jeunes pour la signature des premiers contrats d'avenir, à l'observation des résultats de l'élection législative : Le Pouvoir reste un documentaire sans commentaires autres que ceux que fait le président en voix off, où il analyse l'exercice du pouvoir selon lui.

Aucun scoop, on est bien dans un docu sur le président Hollande, comment il habite le palais, comment il y marche, il y parle, il y serre les mains et se plie aux règles d'un protocole terriblement rigide. On voit beaucoup plus les nombreux huissiers (ouvertures et fermetures de portes, annonces à voix haute : "le président de la république") et les personnels de l'Élysée que les ministres. Par moments, on sourit, on voit une chemise qui dépasse de la manche du veston (Hollande n'est pas un cover boy !), on l'entend répondre à une jeune promu en contrat d'avenir qu'il ferait un « très bon porte-parole du gouvernement », on l'entend dire aux Français des USA, « vous êtes 300 000, un département français, un peu plus nombreux même que la Corrèze » (rires), on est ému par ce président « normal » qui souhaite garder le contact avec le réel, mais qui sait qu'en fait, il exerce une position solitaire. On ne le voit jamais sortir de son calme, il sait avec habileté rappeler à ses conseillers ce qu'il veut exactement dans ses discours. On voit aussi très clairement que le président n'a plus de relation directe avec le Parlement, c'est le rôle des ministres.

Bref, François Hollande veut prendre de la hauteur. Hauteur de vue d'abord, être au-dessus de l'assemblée, car le président se doit d'être le plus impartial possible, ami peut-être, « mais pas de familiarités » dans l'exercice du pouvoir. Il constate qu'à l’Élysée, le temps semble s’arrêter, dans un monde clos, un confinement bien éloigné du monde extérieur. Or, le rôle du président est « d'éclairer » ses concitoyens, nous dit-il. comment les éclairer quand on est enfermé ?

Les ennemis de Hollande vont s'en donner à cœur joie, en constatant qu'il n'a rien d'un monarque à la Sarkozy, il a plutôt la bonhommie de Louis XVI (mauvais présage ? car ce dernier a mal fini), ses admirateurs, s'il en reste, seront convaincus que c'est un « honnête » homme. Mais voilà, peut-on être honnête, suffisamment pour douter, et gouverner ? Sans doute, Montaigne nous dit que "je puis me livrer au doute et à l'incertitude, voire à l'état qui domine chez moi : l'ignorance" (Les Essais, I, 50.3), mais ceci est valable pour le philosophe ou le penseur. L'homme d'état, sans être ancré dans des certitudes mortelles (qui ont coûté la présidence à Sarkozy), doit tout de même se montrer fort et décidé. Dans le monde où nous vivons, il doit montrer la voie et donner de la voix.

J'avoue que j'ai bien aimé le film, très bien fait, mais que je suis resté perplexe.

mardi 14 mai 2013

14 mai 2013 : la comédie des ratés


Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s'est vêtu de broderie,

De soleil luisant, clair et beau.

(Charles d'Orléans)



Ben, décidément, on ne peut pas précisément dire que "le temps a laissé son manteau de vent, de froidure et de pluie", et pour moi qui circule le plus souvent à vélo, parfois à pied (s'il pleut, justement), je ne sais pas vraiment comment m'habiller, alors que nous arrivons à la mi-mai. Si je me découvre un tant soit peut, j'ai froid, si je me couvre (actuellement, je sors avec quatre épaisseurs, les deux plus couvrantes étant une veste polaire et par-dessus, ma veste de laine achetée en Suède en 2004), j'ai un peu chaud. En fin de compte, je préfère avoir chaud, et m'étonne de voir des jeunes quasiment en tee-shirt dehors, où avec dans les 10° le matin et 16-17° l'après-midi, je me sens presque encore en mars. Quand il ne tombe pas des gouttes inattendues... Le magnifique rondeau de Charles d'Orléans, poète médiéval, attendra encore son application cette année.

J'en profite donc pour rester chez moi, faire un peu de ménage, continuer à lire et à écrire (une première mouture de mon texte sur « Louise Michel » est achevée), à regarder des opéras (je viens d'acheter et de visionner le dvd du très beau « Mireille » de Gounod, qui regorge de parties superbes, opéra que j'avais vu au Capitole de Toulouse en 1977 et dont je gardais un souvenir éblouissant), à me balader et aussi à sortir voir des films.

C'est ainsi que je viens de découvrir un de ces joyaux du cinéma italien de l'âge d'or. En cette année 1960 sont sortis L'Avventura (Antonioni), La Dolce Vita (Fellini) et Rocco et ses frères (Visconti), trois films célèbres des grand maîtres, mais dont seul le troisième me passionne toujours par son côté dostoïevskien : Rocco, c'est l'idiot du romancier russe dans le monde moderne, alors que les deux premiers, très beaux, j'en conviens, m'ennuient un peu, je ne les sens pas. Mais il y avait aussi toute une cohorte de cinéastes de moindre envergure, mais non sans talent : cette même année, De Sica donnait La Ciociara (avec Sophia Loren, mon actrice préférée de l'époque), Rossellini Les évadés de la nuit, Lattuada Les adolescentes, Mario Bava son film de terreur culte Le masque du démon (avec Barbara Steele et son étrange regard de Méduse), Comencini La grande pagaille, Emmer La fille dans la vitrine, Damiani Jeux précoces, Bolognini Le bel Antonio (avec Marcello Mastroainni dans le rôle d'un impuissant), Lizzani Le bossu de Rome, Leone Le colosse de Rhodes (avant de se lancer dans le western, il faisait du péplum), Cottafavi, le maître du péplum, Messaline, Les légions de Cléopatre et Les travaux d'Hercule, et bien d'autres... Tous films que j'ai vus à l'époque ou dans les années qui suivirent et qui témoignaient d'une vitalité du cinéma italien que la télévision pré-berlusconienne tuera peu à peu dans les années 70 et surtout 80.

Quand il y a une reprise des italiens de ce temps-là, je ne la rate pas. C'est ainsi que je viens de voir Larmes de joie de Mario Monicelli, totalement inconnu, car jamais sorti en France. C'est la fameuse comédie italienne dans toute sa splendeur : une petite figurante de péplum, Tourterelle (Anna Magnani), et un acteur raté qui survit de petites escroqueries à l'assurance, Umberto, (Totò, le Buster Keaton italien), se retrouvent dans la nuit romaine de la Saint-Sylvestre, où ils sont associés pour leur malheur à un pickpocket, Lello (Ben Gazzara, oui, celui qui deviendra l'acteur fétiche de Cassavetes). Les péripéties, d'après une nouvelle de Moravia, font osciller le film entre de purs moments de comédie (les fêtards qui cherchent désespérément une quatorzième personne pour leur table, afin de n'être pas treize à table) et une chronique à la Chaplin de la misère humaine et sociale. Car tout va rater magnifiquement, si on peut dire, Tourterelle n'ayant pas été mise au courant des magouilles miteuses où Lello et Umberto l'entraînent malgré elle, et c'est elle qui fera tout échouer. L'art de la comédie italienne (comme chez Molière) est que les auteurs aiment leurs personnages, en particulier Monicelli, un habitué des héros pitoyables (revoir Le pigeon, ou La Grande Guerre, plus tard les deux Brancaleone ou Mes chers amis). L'illusion nocturne ponctuée de rêves improbables va se dissiper au petit jour, comme dans Les lumières de la ville de Chaplin. 
Ne le ratez pas quand il passera à la télé, la copie est superbement restaurée dans un noir et blanc magique. Contrairement à ce que dit Blanche de Richemont, dans son Éloge du désert, "l'habitude désapprend à admirer", je crois au contraire que la fréquentation des bons films (comme des bons livres) entraîne à admirer ceux qu'on n'a pas encore vus (ou lus) et qui sont bons ou excellents. On acquiert du flair pour juger, tout en sachant que tous les goûts sont dans la nature !