mercredi 6 avril 2011

6 avril 2011 : la vie et la mort sans illusion

Tu souffres beaucoup ?
Pas vraiment.
Seulement un peu dans l'âme ?
Un peu, je crois.
Laisse la douleur couler au fond. N'y touche pas. Elle ne te sert à rien.
(Per Petterson, Pas facile de voler des chevaux)


Attention, très beau livre : Du mercure sous la langue, du Québécois Sylvain Trudel (éd. Les Allusifs, également en poche dans la collection 10/18). Je reviens d'un périple vers le sud-est (Pignan, Aigues-Mortes, Montpellier, Lyon) et, bien entendu, j'avais apporté ma provision de livres. Ceux-ci ne m'ont pas empêché, du moins je l'espère, d'être très présent à la compagnie de mes cousins, de ma sœur et de mes enfants, puisque j'ai lu principalement dans le train ou la nuit. Cependant, ce livre magnifique, douloureux aussi, m'a touché essentiellement, parce qu'il m'a rappelé les derniers mois de Claire, et qu'il exprime avec vérité ce qui se passe dans la tête d'un malade en phase terminale.
Ce roman déroule, non sans humour, les dernières semaines de Frédéric Langlois, un jeune garçon de presque dix-sept ans atteint d'un cancer des os ("Ça me déprime de penser qu'une tumeur d'un gramme contient un milliard de cellules malignes. Ça fait du monde à la messe et pas mal de bouches à nourrir ; ça fait surtout se demander si on fait le poids devant l'Éternel"), qui tient le journal de son existence de malade incurable à l'hôpital ("ma garçonnière", comme il appelle ironiquement sa chambre, qu'il partage avec d'autres jeunes malades).
Frédéric refuse toute complaisance sur son destin et sur la vie : "tu ne peux même pas t'imaginer ce que c'est que d'ouvrir l'œil, le matin, en ayant encore en soi ce vieux réflexe de bonheur, puis de se rappeler soudainement qu'on est condamné". Il mène la vie dure aux adultes, sa mère, la psychothérapeute, l'aumônier, car il ne veut pas se laisser nourrir d'espoir ou d'illusions. Dans sa lucidité, il peut même être cruel, se sachant aux portes de la mort, il n'a plus rien à perdre, ni rien à prouver. Seule peut-être sa grand-mère lui paraît acceptable (malgré sa religiosité), et surtout les autres malades, comme Benoît, Erik, Marilou qui lui dit : "L'idée qu'il n'y a peut-être rien après la mort est la seule qui pour moi ressemble à un espoir."
Son récit est émaillé de réflexions sur la vie, l'avenir qui n'existe pas, la maladie, la religion et ses consolations ("Malgré tous mes efforts de bonne volonté, j'ai jamais ressenti la bonté des anges, ni l'amour du Christ, ni la miséricorde de Dieu, […] j'éprouve douloureusement la solitude de la nuit et le désespoir des âmes perdues"), Dieu contre qui il se révolte ("Et pourquoi pas la vie éternelle sur la terre plutôt qu'au ciel ? Je l'aime énormément, moi, cet astre qui est le berceau des mes jours et le lit de mes nuits"), la mort, et sur l'amour qu'il aurait bien voulu connaître (mais il sait qu'il faut aimer et le plus largement possible : "il faut aimer tout le monde, les meurtriers, les lépreux, les violeurs, les athées, les héroïnomanes, les nazis, les prostituées... Ou alors il faut n'aimer personne, sinon c'est une humanité ni chair ni poisson qu'on a dans le ventre..."), sur les visites de politesse qu'on lui fait ("faut avoir le courage d'être brutal, sinon, sinon un homme peut tomber bien bas, jusque dans l'apitoiement qui est au bas de l'échelle des sentiments"). Sur la famille aussi, son père qui n'aura pas eu la vie qu'il voulait ("il a peur d'être un homme vu ayant cru. C'est qu'il manque tragiquement de foi en cet homme qu'il pourrait devenir s'il le voulait vraiment...", ce père qui était "un mari gêné d'embrasser sa femme devant ses enfants"), son frère et sa sœur qui lui manquent et qu'il ne verra pas grandir, sur la poésie aussi, car il écrit (comme Marilou) des poèmes qui l'aident à survivre (oh ! il ne se fait pas d'illusions là non plus : "la poésie ne sauve les poètes d'aucun mal, mais elle les emmure vifs dans ce qu'ils ont toujours su").
Et surtout il cherche à se préparer à la mort inéluctable ("Je suis rassuré, je vais me voir partir. Ça m'aurait déprimé de me manquer, de disparaître subitement sans m'apercevoir moi-même une dernière fois, pas pour me dire merci ni des niaiseries comme ça, mais juste pour me prendre par la main une dernière fois, pour m'aider à franchir le seuil de la nuit sans fin"), et qui viendra sans lui laisser le temps de vieillir : "c'est dans l'épreuve qu'on vient vraiment au monde. Je comprends enfin, à la lumière de ce ciel qui s'est effondré sur moi, que je n'ai rien d'exceptionnel et que j'étais vaincu d'avance. La seule chance qui me reste serait de coiffer la maladie au fil d'arrivée pour lui mourir de vieillesse sous le nez, mais il faut que je me grouille si je veux devenir vieux à temps". Il s'est même trouvé un pseudonyme de poète : Métastase, comme les cellules qui le rongent, car il a découvert dans le dictionnaire qu'il y eut un poète italien de ce nom ! Et voilà qu'il finit par se dire : "On meurt comme on s'exile, rêvant de paix et de richesses, mais le cœur gros de son pays natal".
Parfois, il a des relents de violence : "Personne comprend que des fois j'ai le goût d'assassiner tout le monde, que j'ai souvent besoin de cracher sur tout ce qui bouge, d'être plus cruel que jamais, je veux dire quand je sens que je suis fait comme un rat, que la gueule du loup se referme sur une nuit fatale et que je ne peux plus supporter la vie des autres, ces inconscients tout boursouflés par l'espérance de vie qui est la mesure du possible – mais c'est rien, c'est rien, c'est juste mes aigreurs de moribond qui me remontent du fond des tripes avec ma mauvaise foi". Car c'est tout de même dur de devoir, si jeune, renoncer à la vie et à tout ce qu'on n'a pas connu. Mais il ne veut pas se plaindre : "Je n'aurais vraiment pas aimé ça, vivre ma vie en braillant sur ma jeunesse enfuie, surtout que la jeunesse, quand on y pense, c'est rien et n'importe quoi, une chose et son contraire, une légende à dormir debout..." Et tout ça sans se bercer d'illusions : "Pour mon plus grand malheur, j'ai jamais cru aux choses simples comme le bonheur sans nuage, parce que je crois les choses bonnes et mauvaises à la fois, vraies ou fausses selon le jour, parfois même selon les lumières mêlées d'un même jour..."
Et il ne regrette rien, même pas la possibilité d'un miracle, sa grand-mère lui a bien fait comprendre la signification de ceux contenus dans les évangiles : "Il faut tâcher de voir l'ensemble, comme pour un paysage ou une peinture, sans ça, l'essentiel nous échappe. C'est comme quand Jésus guérit l'aveugle dans l'évangile de Mathieu : il faut pas aller s'imaginer que l'aveugle retrouve vraiment la vue ! L'aveugle se met pas magiquement à voir le vrai soleil du vrai ciel, eh ! ce serait trop enfantin ! Il reste aveugle au monde des objets, mais Jésus le remplit d'une lumière nouvelle qui l'empêchera à jamais de se perdre dans la nuit de son cœur. L'aveugle qui voit, ça ne veut pas dire bêtement « l'aveugle qui voit », ça veut dire « l'aveugle qui croit ». C'est comme quand Jésus guérit le paralytique à Capharnaüm : le paralytique se lève pas vraiment de son grabat, ce serait trop stupide, trop cruel pour les handicapés qui lisent la Bible, mais Jésus lui rend la dignité. La foi fait grandir le paralytique à la hauteur des autres hommes et c'est ça le vrai miracle. […] la foi, la vraie, c'est pas une question de jambes". Oui, la foi, c'est croire ce qu'on dit, croire ce qu'on fait, croire ce qu'on est...
Et pour cela, il faut peut-être "renoncer à soi-même et au monde des objets pour embrasser la laideur, la solitude, la vieillesse, la maladie et la mort", et penser que de tels malheurs, comme son calvaire à lui, Frédéric, "rendent les gens meilleurs, humbles et généreux, humains et miséricordieux, attachés à leurs pareils et amoureux de leurs derniers jours sur terre". Et voilà, dans sa garçonnière, il ne broie pas toujours du noir : "Des fois, ce sont les visages que j'ai aimés qui viennent repeupler ma solitude. On dirait qu'ils jaillissent d'une lampe des mille et une nuits, souriants et gracieux comme des bons génies, mais lorsque je veux les serrer contre moi, je referme les bras sur le néant".
Longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi dense, aussi fort, aussi raide !

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