lundi 28 mars 2011

28 mars 2011 : Qui a dit : étranger ?


Allez voir le docteur demain !
C'est pas un mal qu'il trouverait. C'est en dedans. Dans l'âme. Ils ont pas d'outils pour entrer jusque-là.


(Félix Leclerc, La trace, in Adagio)


Au moment où dans certaines régions de France (comme par hasard celles où il y a le plus de retraités, quand je dis qu'on devrait retirer le droit de vote à partir d'un certain âge, je persiste et signe), le Front national (ces gens-là ont un mal en dedans, la haine de l'étranger, ou du jeune, ou du différent, un mal dans l'âme, comme écrit Félix Leclerc, et hélas, les docteurs politiques ne peuvent soigner ces maux-là) fait des scores qui me tarabustent, il est bon de se pencher un peu sur les écrits de ceux qui, étrangers, ont choisi la langue française. J'ai déjà longuement parlé de mon ami Panaït Istrati (un peu dans le Journal d'un lecteur, un chapitre entier dans D'un auteur l'autre, et bien qu'il soit mort depuis longtemps, c'est bien un ami très cher que je consulte souvent dès que j'ai un peu de vague-à-l'âme).
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Je viens de lire Une langue venue d'ailleurs, d'Akira Mizubayashi, paru dans la collection L'un et l'autre, chez Gallimard. Akira Mizubayashi a choisi notre langue au sortir du lycée et n'en est plus sorti. Il est venu en France poursuivre ses études supérieures, a épousé une Française, est devenu professeur de littérature française au Japon, spécialiste de Rousseau en particulier. Il raconte dans cette belle autobiographie intellectuelle, écrite directement en français (et dans une langue très belle) son itinéraire. Je le cite : "Je suis étranger ici et là et je le demeure. Dans la conjoncture actuelle ou être étranger et le mot étranger même deviennent suspects ou, pour tout dire, politiquement incorrects (qu'est-ce que c'est que ce piètre concert universel des identités ?), je revendique sans honte ni tristesse mon étrangéité ; ce double statut d'étranger que je porte en moi qui me permet sans cesse de tendre vers une perspective sur le réel qui est celle de l'Autre, et donc de conserver le désir brûlant de sortir de moi..." Par double statut, il veut dire qu'il ne se sent plus japonais (il est donc étranger dans son pays), mais qu'il ne se sent et ne se sait pas davantage français. Paragraphe qui m'a beaucoup touché.


Vous savez, vous qui lisez mon blog à quel point j'ai cette sensation d'être depuis fort longtemps (l'enfance ?) un homme de trop. Ce n'est que depuis quelque temps qu'elle a ressurgi avec force, cette sensation, sur laquelle je n'avais pas mis de mot (seulement l'expression homme de trop), et qui ressemble fort à l'étrangéité de Mizubayashi. Certes, je n'ai pas eu, comme lui, à me colleter avec une langue étrangère. Mais le fameux ascenseur social que j'ai pris, et qui m'a conduit à fréquenter des milieux intellectuels (et sociaux) fort éloignés de mon milieu d'origine, a créé ce sentiment. Longtemps je suis resté silencieux, comme le signale Mizubayashi : "Si je laissais ma pudeur l'emporter, ne serais-je pas obligé de m'enfermer dans le silence, un silence bruissant de mots et d'émotions certes mais un silence tout de même ? Parler, c'est quelque part résister à la pudeur". Je ne savais que dire dans diverses situations auxquelles j'étais (je suis encore ?) confronté, y compris des situations professionnelles ou sentimentales. Oui, on peut parler de pudeur. Le langage n'était pas le même dans le milieu populaire où je suis né, et que j'ai continué à fréquenter, mais où finalement je me suis aussi senti mal à l'aise. Je ressentais comme notre Japonais cette "petite douleur liée au sentiment d'une perte irrémédiable et une grande honte généralisatrice d'une haine de soi", dont j'ai mis beaucoup de temps à me défaire.


Et cependant, j'étais, comme l'auteur, "un jeune homme animé par une soif de connaissances, un frémissant désir d'apprendre, une folle envie d'accéder au royaume du savoir". Mais ce royaume n'est pas celui de la vie en société, celui des conventions sociales, et la lutte des classes (un gros mot aujourd'hui, mais qui me semble garder toutes ses significations) était toujours, certes discrète et comme en filigrane derrière chacune de mes conquêtes intellectuelles, mais grosse comme une montagne dans la plupart des situations sociales où j'étais embarqué. Et, avant tout, je restais séparé par les gouffres de différences venues de mon passé d'enfant. Oh ! je n'en ai pas pas été particulièrement malheureux, j'ai appris à faire avec, à composer, et à constater que mon étrangéité me poursuivait tout de même, voire s'était accentuée, puisque étranger aux milieux nouveaux que je fréquentais, je devenais peu à peu étranger à mon ancien milieu, avec la haine de soi qui naît de la honte et de la perte des repères.


Et puis j'ai fini par, quand même, grâce à la pratique de l'amitié, à la simplicité, à l'humilité, à l'empathie, aux activités associatives, aux voyages, aux accueillants pour tout dire, par retrouver "ce sentiment enfin de se trouver à côté de ceux qui vous accueillent et non pas en face d'eux séparé par un abîme de différences". Et par me sentir très bien avec des étrangers venus d'autres pays (avec qui je me lie facilement) ou avec des hommes et des femmes bien plus jeunes ou bien plus vieux que moi, donc étrangers à ma génération : à bien des égards, nos étrangéités se rejoignent dans une sorte de communauté, où l'on découvre le "sentiment de n'être l'objet ni d'une indifférence totale ni d'une attention excessive" que signale Mizubayashi.


Je reviens à notre auteur. Car il a découvert la langue française par le biais de la musique et, curieusement, de l'opéra : Les noces de Figaro, de Mozart (bientôt projeté sur grand écran au cinéma à Poitiers), l'ont porté vers le XVIIIème siècle et la découverte de Rousseau. Et il a vécu la langue française comme une musique, l'apprenant d'abord oralement, par ses sonorités, grâce aux émissions radio. Il chante en quelque sorte notre langue, et ça se sent dans son écriture, fluide, modulée. Son livre est aussi un magnifique hommage au père, qui l'a fortement encouragé, poussé à partir en France, et qui lui "disait : – Aucune marchandise n'est meilleur marché qu'un livre, à condition qu'on le lise. Tu achèteras autant de livres que tu voudras si tu en as besoin et si tu les lis. Rien de plus cher, par contre, qu'un livre, si on ne le lit pas puisqu'on ne peut pas s'en servir même comme papier hygiénique".


Un très beau livre qui nous fait vivre, le temps de la lecture, "un instant sans durée, un jour peut-être hors des jours, une seule nuit plus aimable que l'aube", que rapporte Philippe Jaccottet dans Ce peu de bruits.

Adagio par Leclerc
Et, puisque j'ai commencé avec Félix Leclerc, et pour en finir avec le Front national, je conclurai avec son voleur de bois qui proclame : "On sait quoi faire. Ça dépend rien que de nous autres. Il y a l'Amour. Il y a la haine. J'avais choisi la haine, il y a une vingtaine d'années. J'ai changé cette semaine : j'essaie l'Amour. Je pense pas de le regretter. Ça coûte pas plus cher, ça m'a l'air meilleur, plus durable".


À bon entendeur, salut.

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