lundi 18 avril 2011

18 avril 2011 : Quarante-cinq ans après

moi qui ne suis pas vraiment « vieux » et cependant pas jeune non plus, si l'âge, d'une certaine façon, se calcule d'après la distance plus ou moins courte qui sépare de la mort.
(Atsushi Nakajima, La mort de Tusitala)


Le bon Alexandre Dumas avait appelé la suite de ses Trois mousquetaires Vingt ans après. La deuxième suite, Le vicomte de Bragelonne est sous-titré ou Dix ans plus tard. Je peux donc bien moi-même pastiché cet écrivain que j'aime toujours, si longtemps après avoir commencé à le lire. J'ai été ravi d'entendre l'écrivain américain Craig Johnson l'autre jour citer Dumas et parmi les mousquetaires, Athos comme modèle. Au fond, n'en déplaise à certains, nous n'avons pas si mauvais goût. Et ce serait terrible tout de même de négliger cet auteur maintenant panthéonisé. Il est vrai que être au Panthéon, c'est d'une certaine façon être mort. Et pour moi, il est bien vivant. Aussi vivant qu'un écrivain en chair et en os. Aussi vivant qu'un vieux film ! Quelle drôle d'idée d'affubler l'adjectif vieux à un film, dès qu'il a dépassé deux ou trois ans d'âge ! Alors, bien sûr quand il date de 1954... Dit-on de la Joconde que c'est un vieux tableau, non mais ?
Mais pour moi Brigadoon date de 1966, année où je le vis pour la première fois au ciné-club bordelais. Grâce à mon travail de nuit en fin de semaine aux Halles, je pouvais me payer le cinéma. Les séances du ciné-club avaient lieu dans un cinéma de la rue Judaïque qui n'existe plus aujourd'hui. C'était à dix minutes à pied de mon foyer d'étudiant. Et, étrangement, alors que j'ai fréquenté ce ciné-club pendant mes deux années de licence, c'est le seul film qui m'est resté en mémoire, signe qu'il m'a profondément marqué. Je l'ai revu plusieurs fois à la télévision, on me l'a offert en dvd avec d'autres comédies musicales de Gene Kelly à Noël dernier. Et, quand j'ai vu dans le journal qu'il allait être projeté à Chauvigny (25 km de Poitiers, quand même), je me suis dit qu'il fallait que je le revoie sur grand écran, en l'occurrence très grand, puisque ce fut un des premiers films en cinémascope, très beau format panoramique que j'apprécie énormément. J'ai tenté d'inviter quelques ami(e)s à se joindre à moi, mais je m'y suis pris trop tard. Tant pis, j'y suis allé seul, comme neuf fois sur dix quand je vais au cinéma : "tout seul dans le noir, on se sent moins seul, parce qu'on ne voit pas qu'il n'y a personne d'autre" nous dit le jeune homme, héros de La mort heureuse, nouvelle de La mer de la tranquillité (Sylvain Trudel). Mais j'ai discuté avec deux spectatrices avant le début du spectacle, dont l'une avait déjà vu le film et m'a parlé d'un enchantement, et que, pour rien au monde, elle ne le manquerait. Les beaux esprits se rencontrent !
Brigadoon est donc un "musical", comme disent les Américains (l'ami C. me reprendrait et dirait avec plus de justesse les États-uniens), ce que nous traduisons souvent par comédie musicale. Notons que ce ne sont pas toujours des comédies. Ce sont des films chantés et dansés. On aime ou on n'aime pas. Moi, j'ai toujours aimé. (Et hier encore, j'ai regagné la voiture en dansotant sur le trottoir et en chantonnant. La vie serait tellement plus belle si on chantait et si on dansait plus souvent.) Fermons la parenthèse.
Le film raconte l'histoire de deux Américains, Tommy l'idéaliste (Gene Kelly) et Jeff le désabusé, venus chasser la grouse dans les Highlands d'Écosse. Perdus dans le brouillard, ils ne savent plus où ils sont, puis découvrent dans une échancrure un village qui ne figure pas sur la carte. Ils franchissent le pont qui y mène et, ô surprise, les villageois sont tous costumés comme pour du folklore ("ça doit être pour des cartes postales", remarque Jeff). Ils tombent en plein milieu des préparatifs d'une fête de mariage qui doit se dérouler le jour même, et unir Jean Campbell et Charlie Dalrymple. Tommy fait la connaissance de la sœur de la mariée, Fiona (Cyd Charisse), dont il tombe aussitôt amoureux. Cependant, les coutumes bizarres des habitants titillent nos deux visiteurs. Un mystère plane comme si le village était hors de l’espace et du temps. En feuilletant la Bible que vient de signer le jeune promis chez le père de la mariée, Tommy découvre la date de naissance extravagante de Fiona : 1732. Sommée de répondre aux questions sur cette surprenante découverte, Fiona parle d'un miracle, mais refuse de l'expliquer et renvoie son amoureux vers le magister. Ce dernier raconte la légende de Brigadoon : deux cents ans auparavant, le pasteur du village, voulant échapper au pouvoir menaçant des sorcières, a conclu un pacte avec Dieu : le village s’endormirait pour un siècle et ne se réveillerait qu’une journée tous les cent ans. Tommy et Jeff ont débarqué pendant la deuxième résurgence du village. Et pour que le miracle perdure, il y a une condition : aucun villageois ne doit franchir les frontières qui ont été définies lors du contrat avec Dieu, sinon le village sombrerait définitivement dans l'inexistence. Et voilà que pendant la cérémonie du mariage, le premier amoureux de Jean, jaloux d'avoir été évincé et préféré par un rival (pourquoi en effet manifesterait-il optimisme et joie de vivre ?), s'enfuit et tente de franchir les limites de Brigadoon. On le poursuit dans la nuit qui est tombée, et Jeff, croyant avoir aperçu une grouse, tire malencontreusement sur lui et le tue. Le village est sauvé. Mais Tommy, bien que follement amoureux de Fiona, se laisse convaincre par Jeff que tout cela n'est qu'un rêve, et ils rentrent tous deux à New York, où l'attend sa fiancée. Mais Tommy ne peut oublier Fiona ; il décide de revenir à Brigadoon. Et un nouveau miracle advient : la puissance de son amour est telle qu'il réveille le magister : "Ne sois pas surpris, mon gars. Je t'avais dit que si quelqu'un aime profondément, tout est possible". Fiona arrive alors et le couple part pour une nouvelle nuit de cent ans.
Voilà, c'est tout simple, comme La flûte enchantée de Mozart, c'est un conte qui fait appel au merveilleux. Et je ne sais pas comment vous êtes, vous, mais moi, j'ai besoin de merveilleux. Le réalisme ne me suffit pas, même si je sais aussi l'apprécier tant au cinéma qu'en littérature. Mais enfin, de temps en temps, on a envie de vivre autre chose, de rêver. D'être, tout simplement : "J'ai failli être quelqu'un, on a tendance à l'oublier", dit le vieil homme de Sylvain Trudel, dans la nouvelle Vaisseau négrier, du recueil La mer de la tranquillité. Le cinéma nous y aide, dans ses meilleures réussites, à condition toutefois (comme d'ailleurs pour l'opéra) qu'on lâche prise et qu'on se laisse aller, qu'on accepte de ne pas comprendre peut-être. "« Tu comprendras quand tu seras grand. » Encore une chose qu'on m'a souvent dite, au temps de mon enfance, mais qui se révèle être un mensonge : j'ai seulement constaté que je comprenais de moins en moins", fait dire à son héros Atsushi Nakajima, dans La mort de Tusitala. Or, le héros en question n'est autre qu'un grand fabulateur aussi, Robert-Louis Stevenson, l'auteur de L'île au trésor et du Maître de Ballantrae, que dans les Tuamotou où il finit sa vie, les indigènes surnommèrent Tusitala, c'est-à-dire le conteur d'histoires. J'entendais à la radio ce midi Jorn Riel, le légendaire écrivain danois, auteur des célèbres racontars du Groënland. Un conteur extraordinaire aussi.
Alors, c'est vrai, comme Stevenson, il y a de plus en plus de choses que je ne comprends pas. Mais il y a une chose que je sais, j'ai besoin d'histoires et de merveilleux, et je suis sûr que tout le monde en a besoin. On picolerait moins, on se droguerait moins, on violenterait moins, on essaierait moins de dominer et d'écraser les autres, si on avait son content de merveilleux, de vrai, de bon merveilleux, de chant, de danse, d'enchantement, de grâce, de féerie, de magie, de fantasmes. Et un film comme Brigadoon, qui est un des sommets du romantisme fantasmatique au cinéma (avec le somptueux L’Aventure de Mme Muir de Joseph Mankiewicz) ne peut que combler nos manques en ces domaines. L'Écosse a été reconstituée en décors de studio (qui resservirent ensuite pour un autre très grand film, Les contrebandiers de Moonfleet, de Fritz Lang) stupéfiants de vérité : il paraît que les oiseaux venaient se percher dans les faux arbres, tant ils paraissaient vrais. Et en même temps, ça ne nuit pas au film, qu'on soit dans du décor, puisqu'on est dans un conte. Le film est d'un rythme lent, adapté à la vie villageoise du XVIIIème siècle, et le contraste avec la séquence new-yorkaise, trépidante de la suractivité de la faune urbaine, est saisissant. Le traitement de la caméra est d'une fluidité sans égale dans la séquence dansée et chantée par Tommy et Fiona dans les bruyères ou dans celle de la chasse à l'homme. Les costumes, les couleurs, la musique, la danse, tout contribue à l'enchantement, si on se laisse aller, je me répète. Mais on est au cinéma, on peut se laisser aller ! Et que ceux qui n'aiment pas les happy end aillent se faire voir ailleurs !
Dois-je dire aussi que j'apprécie sans retenue Gene Kelly pour sa douceur, sa simplicité, sa puissance aussi, son sens de l'émotion et que Cyd Charisse est très belle ? Et puis, pour ceux qui ont besoin de terre à terre, il y a le personnage de Jeff, sceptique et cynique, qui ne croit en rien, sauf à ce qu'il voit et qui se fait littéralement vamper par une villageoise quasiment nymphomane lors d'une scène d'une grande drôlerie. On retrouve donc ici le mélange de rêve et de réalité typique du cinéma de Minnelli (rappelez-vous Chantons sous la pluie).
Et tant pis pour ceux qui n'aiment pas le cinéma, ni les contes merveilleux, ils ne savent pas ce qu'ils perdent...

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