lundi 15 septembre 2008

15 septembre 2008 : écrire la souffrance

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Ecrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.
(Marguerite Duras, Ecrire)

Claire est de nouveau à l’hôpital. Elle souffre, elle est très affaiblie. Peut-être, au bout de quatre ans, n’a-t-elle plus envie de lutter ? Elle seule pourrait le dire. Mais je le comprendrais volontiers, tout en souhaitant le contraire. Et c’est pourquoi je veux explorer ce thème de la souffrance, que j’ai bien connue moi aussi, même si je ne l’affiche pas et ne la porte pas en bandoulière.
La souffrance est le lot commun à l’humanité. Mais chacun la vit à sa façon, pour une raison très simple : chacun est seul avec elle ou face à elle. Sans doute il y a différents types et degrés de souffrance : entre le petit bobo d’enfant (qu’il ne faut pas négliger cependant), les petites tracasseries de l’existence (qui causent souvent plus de souffrances qu’on ne croit), les peines de cœur (qui font rire les grands esprits, et qui causent pourtant des dégâts considérables), l’affliction des solitaires ou des gens vieillissants, devenus incapables de se lier à autrui ou abandonnés de la société, les maux de la maladie aiguë (dont on sait d’avance qu’ils ne dureront pas) et la souffrance chronique, permanente, durable, continue, qu’elle soit d’origine psychique ou issue de la douleur physique, nous ne naviguons pas dans les mêmes eaux. Et pourtant…
Parlons d’abord de la maladie. La maladie arrive dans des conditions psycho-biologiques données. Elle n’est pas toujours reconnue comme telle, nous pouvons feindre de l’ignorer, mais il est difficile de faire l’impasse sur les souffrances qu’elle engendre. Pourtant, il en est parfois ainsi. Les médecins soignent, mais n’étanchent pas la douleur. Voire même la laissent s’épanouir. Est-ce parce qu’il ont une grande ignorance du mental et de tout ce qui touche à la conscience ? Est-ce aussi parce que nous ne sommes pas égaux devant la douleur ? Parce que certains sont capables de l’intérioriser, de la masquer presque, de faire comme si elle n’existait pas, pour tout un tas de raisons ?
Beaucoup de malades endoloris pourraient probablement être soulagés grâce à des soins appropriés, encore faudrait-il que leur souffrance soit reconnue ! On a l’impression que l’idée de soigner la douleur est encore inexistante. Que la douleur en soi n’est pas considérée comme une part entière de la maladie, mais est largement imaginaire, et ne peut donc pas bénéficier de thérapies appropriées. De ce fait, on occulte la question de la souffrance qui trouble notre tranquillité ordinaire. Et nous pratiquons la politique de l’autruche devant les malades et leur souffrance, et en fin de compte, nous les abandonnons, les laissons en souffrance (les médecins), n’allons plus les voir (c’est trop dur pour l’entourage et les amis).
C’est vrai qu’il est difficile de l’expliciter. On n’a pas toujours une conscience nette de la douleur, et on a aussi besoin de faire parfois – même souvent – comme si elle n’était pas là, pour survivre tout simplement. J’ai été frappé par exemple de voir comment Claire se comporte au téléphone, où elle prend un petit ton guilleret qui ne correspond en rien à son degré de souffrance du moment, et qui est trompeur, surtout quand elle téléphone au médecin.
Sans doute est-on venu au monde pour avoir du plaisir, et se priver de plaisirs pour rester bien portant, mener une vie morne et insipide n’a pas de sens, peut même paraître absurde. La maladie (et, parfois, ses douleurs corrélatives) est donc là en quelque sorte comme une contrepartie à cette vie de plaisir. Nous rappeler que si oui, on aspire à vivre dans la joie, celle-ci n’est pas éternelle. Et parfois, quand nous pensons : "Je veux mourir, je veux mourir !", nous signifions surtout que nous ne voulons plus vivre dans cette absence de plaisir. Parfois même, nous sommes incapables de profiter pleinement du plaisir présent, simplement parce que c’est trop beau, qu’on ne le mérite pas, qu’on ne le retrouvera pas. Comme s’il pouvait être permanent.
Une maladie, par définition, est une anomalie, un trouble du comportement physique ou mental. Les causes en sont variées, aussi bien sur le plan physique (microbes, virus, accidents…) que mental (sentiment de privation, de frustration, de culpabilité…). Y a-t-il des signes précurseurs ? Il n'y en a pas toujours, sinon on saurait sans doute s’en prémunir. Au début, ça passe quasiment inaperçu. Et nous-mêmes, nous ne faisons pas très attention à ce qui se passe, en croyant nous protéger. Nous ne disons pas tout au médecin, par exemple, ni à notre entourage. Pourquoi les inquiéter inutilement ? Après tout, la souffrance est humaine, naturelle. Et nous avons été éduqués (tout au moins notre génération) dans l’idée de ne pas nous plaindre, de "prendre sur soi". Nous finissons par perdre la conscience nette de la réalité : c’est-à-dire l’irruption d’une anomalie dans le cycle normal de notre vie.
Jusqu’au jour où la maladie perturbe la vie, celle de notre entourage, et où nous avons besoin du corps médical. Nous ne pouvons plus nous ressaisir seuls pour éviter des souffrances. L’énergie s’en va, nous n’avons plus de garde-fou, nous ne pouvons plus gérer la relative harmonie qui nous faisait vivre en bonne relation avec notre corps et avec les autres. Nous pouvons toujours nous croire fort. Il n’y a plus de remèdes.
Quelle est donc la nature de la souffrance ? Les médecins, quand ils nous interrogent, nous demandent de quantifier par auto-évaluation la tonalité de la douleur sur une échelle de 0 à 10 (0 = absence de douleur, 10 = insupportable). Mais douleur et souffrance, quoique intimement liées, sont peut-être des notions distinctes.
La douleur, plus physique (on dit : "j’ai mal"), résulterait d’un influx nerveux transmis et relié par le cerveau. Selon la définition de l'International Association for the Study of Pain (IASP), la douleur est : "une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles ou décrites en des termes évoquant de telles lésions". Certains sont plus sensibles que d’autres à ces stimuli nerveux.
La souffrance, plus mentale (on tendrait à dire : "je suis mal"), serait plutôt une réponse affective soit à une douleur physique, soit à l’angoisse, à la peur, à la solitude, à la frustration, à l’abandon, au fait de n’être pas aimé, etc. Et donc, malgré un contrôle médical presque correct de la douleur physique, on peut se sentir accablé par la maladie, sa durée, l’appréhension que "ça ne finira jamais". Tout est relatif d’ailleurs, la souffrance permanente peut donc être ressentie comme relativement supportable – on vit avec, c’est le cas de Claire, qui ne se plaint donc plus que rarement – mais l’excès de médicaments, souvent très puissants, peut aussi entraîner des effets secondaires dramatiques.
Or, on a l’impression que chez les médecins, priorité est donnée au diagnostic (pas toujours évident, non encore établi pour Claire au bout de quatre ans !) et à la curabilité (quand c’est possible) des maladies plutôt qu’au soulagement de la douleur. Ou, plus exactement, les diverses dimensions de la souffrance ne semblent pas prises en compte. Quand la douleur est devenue chronique et a fini par devenir l’essentiel de la maladie, elle introduit dans la vie du malade une sorte de chaos existentiel, un cataclysme psychique et social, un cheminement dans un vécu inédit fait de changement brutal, d’isolement, d’absence de solidarité, de perte de la valeur de la vie : pourquoi j’en suis là ? quel sens a encore ma vie ? comment retrouver mon intégrité ? quel contrôle puis-je encore exercer sur le reste de ma vie ? quelle prise en charge puis-je demander à mon entourage sans être un poids excessif ? si je deviens invalide, comment survivre ? suis-je condamné à vie à prendre des tonnes de médicaments antalgiques et analgésiques, parfois morphiniques, des antidépresseurs, des antiépileptiques, des anxiolytiques, des corticoïdes ? ou bien y a-t-il d’autres solutions ?
La course aux traitements de médecine parallèle (acupuncture, auriculothérapie, sophrologie, relaxation, anthroposophie, huiles essentielles, massages…) finit aussi par être épuisante. Et sans résultat vraiment concret. Toujours dans l’attente du miracle
Et la souffrance perdure. A-t-elle un sens ? Sans doute uniquement le sens que je lui donne. Sans doute me rappelle-t-elle que je ne suis pas un Hercule, plutôt un Prométhée ! Mais quelles possibilités me laisse-t-elle ? Ou bien je capitule devant elle, et je finis par me laisser détruire, ou bien j’essaie de la transcender pour grandir encore un peu, pour me porter, pour me supporter (sens originel étymologique du mot souffrance, je crois). Seule la seconde solution est viable, évidemment. Faire face à la souffrance donne une nouvelle sensibilité, à soi et aux autres.
Mais quand le seuil de douleur physique est lourd, trop constant, la seule préoccupation est d’essayer de survivre. C’est dur, Claire en a fait l’expérience longuement. Elle a réagi avec son histoire passée, sa culture, sa spiritualité, sa capacité de relation avec moi et avec les autres, sa sociabilité… Pas facile. C’est que, souffrant, et s’affaiblissant constamment, elle a vu ses capacités de résistance s’émousser peu à peu. Et ça se conçoit : quatre ans, c’est long. Avec la crainte que ça dure encore et toujours, une certaine tristesse, de la colère parfois et aussi finalement de la résignation.
Et ça ne sert à rien de savoir que la souffrance est partout, autour de nous, en nous. La souffrance colle à notre peau d'homme. Oui, la souffrance est partout : maladies, torture physique, guerres, attentats, deuils, souffrance morale, chagrins divers, viols, vieillissement, peur de la mort... Nous la trouvons au travail aussi, qu’on songe à l’exploitation de l’homme par l’homme (qui croit encore que ça n’existe plus, en dehors des lecteurs du Figaro ?), à l’esclavage, au travail des enfants, aux camps de travaux forcés, à la prostitution : eh oui, c’est aussi une forme de travail, et parmi les plus douloureuses. Oui, la souffrance est partie intégrante de la vie.
Pourtant nous avons envie de nous rebeller, de mordre, de combattre. L’instinct de vie nous pousse à essayer de maîtriser la souffrance, de la transformer en auxiliaire de vie. Finalement, moi qui la côtoie maintenant, après l’avoir éprouvée autrefois, je peux en parler en qualité de témoin. Mais comme un témoin qui crie dans le désert, comme Jean Baptiste (Mathieu, 3,3, Marc, 1,3, Luc, 3,4, Jean, 1,23) ; je ne sais pas si comme lui, j’aplanirai les sentiers de Dieu, mais crier me fait du bien. Le bébé ne commence-t-il pas par crier, peut-être de douleur, de séparation sûrement, d’inconfort de quitter le nid douillet ?
Notre drame n’est-il pas de nous sentir révolté, mais aussi victime et coupable, devant la douleur ? Crier, ce n’est pas afficher la souffrance, mais l’exprimer seulement. La comprendre peut-être. Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi y a-t-il des seuils si variés de sensibilité à la douleur ? Pourquoi s’accompagne-t-elle d’un tel sentiment d'impuissance ? Comme si le corps devenait notre ennemi ! Que l’homme ait de tous temps cherché des explications d’ordre philosophique, religieux ou moral : punition d'une transgression, châtiment de la nature, moyen de se purifier ou de racheter ses fautes ou celles des autres, ne nous soulage pas tant que ça. Le malheur serait un châtiment mérité ! Quand on lit le livre de Job, on voit pourtant qu’il souffre, mais qu’il est innocent.
Et je ne crois pas que la souffrance rende meilleur. Elle révolte d’abord, elle engourdit ensuite, elle détruit enfin. Et du fait de notre intelligence, de notre sensibilité, nous nous rendons compte de notre souffrance. Et peut-être même, plus nous sommes sensibles, conscients, aimants, plus nous souffrons aussi de la souffrance de l’autre. Devons-nous émousser notre capacité à nous émouvoir ? Non, il y a là quelque chose qui nous ennoblit, qui nous réalise au-delà de nous-mêmes. Il y a là comme un auxiliaire précieux qui nous éduque aussi, loin de l’égoïsme, vers l’espérance. C’est cette dernière qui nous empêche de perdre le courage et la vie.
Et quand comme moi, on s’est posé dès sa prime jeunesse la question du sens de la vie, quand on s’est pénétré du sentiment tragique de la vie, quand on a décelé la souffrance qui a poussé bien des artistes à créer, on sent bien le lien qui nous pousse à essayer de vaincre l’angoisse née de la souffrance. A lutter contre l’adversité, envers et contre tout, à ne pas se laisser enfermer, pour au contraire se dresser, debout, au-dessus d’elle. A s’épurer, à ouvrir notre cœur, à garder la foi dans la vie malgré tout. A n’accepter pas tout ce qui rabaisse l’homme, la violence, le mal, la volonté de puissance, le culte de la possession. Pour aider l’autre, nous devons réagir sainement, nous réformer, nous dépasser, renaître, ressusciter en quelque sorte en permanence. Finalement apprendre à souffrir, c’est sans doute l’exercice suprême de la liberté, puisque c’est ne plus faire de la souffrance la maîtresse qui paralyse notre vie.
Rien n’est jamais gagné sans doute. Mais nous pouvons devenir supérieur à nous-mêmes. Et en sachant faire face, nous nous révélons autant que nous nous relevons.

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