Pendant l’hospitalisation de Claire, j’ai réécouté pendant plus de deux heures Faust de Gounod, dans la continuité sinon dans son intégralité. Sur cette version CD manque en effet un très bel air, Elles se cachaient ! Ah ! cruelles !, que chante Montserrat Caballé sur un de mes vieux disques vinyle. Je possède aussi le livret dans la collection L’avant-scène Opéra : pas terrible, comme de nombreux livrets d’opéra, et sans doute une fâcheuse édulcoration de la pièce de Goethe. J’ai été malgré tout frappé une fois de plus par les qualités de mélodiste (est-ce ainsi que l’on dit ?) de Gounod.
Et bien entendu, je n’ai pas pu m’empêcher, en écoutant l’air diabolique de Méphistophélès, de penser à la nouvelle crise financière que nous traversons actuellement :
Le veau d’or est toujours debout !
On encense sa puissance
D’un bout du monde à l’autre bout !
Le veau d’or ! Cette vieille légende biblique raconte comment les Hébreux, enfuis d'Egypte, las d'attendre le retour de Moïse parti sur la montagne, ont fondu leurs bijoux, surtout les anneaux d'or que tous portaient aux oreilles, et fabriqué avec le métal fondu un Veau d’or. "Aaron leur dit: Otez les anneaux d'or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les-moi. Et tous ôtèrent les anneaux d'or qui étaient à leurs oreilles, et ils les apportèrent à Aaron. Il les reçut de leurs mains, jeta l'or dans un moule, et fit un veau en fonte." (Exode 32, 2-4). Le peuple, apeuré, avait dit à Aaron : "Fais-nous un dieu qui marche devant nous." (Exode, 32, 1).
Certes, depuis deux siècles, la religion bat de l’aile, et les hommes sont sans doute toujours à la recherche d’un dieu qui marche devant eux : certains le trouvent dans la drogue, l’alcool ou les voyages, d’autres dans le sport ou la frénésie sexuelle, d’autres encore dans l’abrutissement télévisuel ou les jeux vidéo. Un certain nombre aussi dans les jeux financiers.
Car ce genre de Dieu, le Veau d’or, ne meurt jamais. Pourtant, les nouveaux prêtres du Veau d’or sont discrets. Ils ne se mettent pas trop sur le devant de la scène, on les croit inexistants, camouflés derrière les barrières du Nasdaq ou du CAC 40. Et pourtant ce sont eux qui gouvernent le monde, depuis le XIXème siècle. Malgré la concurrence de 1917 à 1989 de l’idéologie communiste qui servait tout de même de contre-pouvoir, ils se sont désormais imposés partout sous les étiquettes commodes de libéralisme et de mondialisation. Leur voracité ne connaît plus de limites depuis que la défaite de l’idéologie rivale leur a ôté toute mauvaise conscience.
Aujourd’hui, le complexe politico-militaro-financier, dominé par les USA, et qui régit la planète, est bien le nouveau Veau d’or, devant qui tout le monde s’incline, et fait ses dévotions avec force courbettes. Le dollar, le billet vert, est devenu le référent obligatoire, contre lequel seuls, de temps en temps, les états pétroliers tentent une vague attaque… destinée en fait à participer eux aussi à cette dévotion particulière, ou du moins à récupérer quelques miettes. Les frontières se sont abolies devant cet océan de dollars qui règne sans partage sur la planète entière. Et l’euro ne fait pas le poids, j’en ai bien peur !
Les spéculateurs, qui avaient déjà superbement géré la panique boursière de 1929 (je n’ai pas entendu dire que les Rothschild et Rockefeller s’étaient ruinés !), s’en donnent désormais à cœur joie. Plus rien ne les retient. Et quand un état devient spéculateur, comme les USA, qui font financer par l’étranger leur commerce, leur déficit budgétaire et les guerres qu’ils mènent un peu partout dans le monde pour asseoir leur domination définitive, plus rien ne s’oppose aux crises financières qui en fin de compte les arrangent. Et ces crises touchent qui ? Les petits, les obscurs, les sans-grade (merci Edmond Rostand), bien entendu ! C’est-à-dire ceux qui ont tout simplement oublié que le capitalisme tue, assassine à grande échelle : voir les deux guerres mondiales et les nombreux conflits actuels. Capitalisme : c’est d’ailleurs devenu un gros mot, que plus personne n’utilise. On ne le connaît plus désormais que sous les vocables si bénins de libéralisme, globalisation, mondialisation… Ce qui avait déjà été bien perçu dès les années 60 par de Gaulle, inquiet du degré de vassalisation imposé par les nouveaux seigneurs américains au travers de l’OTAN, par exemple, et qui avait pressenti la main mise économique de l’Empire américain et le risque d’écrasement des fondations sociales et démocratiques des nations européennes.
Les nouveaux dévots du Veau d’or ont beau être appelés des consommateurs, ils ne sont rien d’autre que des exploités. Ils n’ont que leur maigre force de travail à opposer à l’ogre détenteur des moyens financiers et des moyens de production, et leurs mains nues à opposer aux milices et armées au service de l’ogre.
Et pourtant, à quoi bon amasser de l’argent ? Pour avoir quoi ? Plus de pouvoir ? Plus de bijoux, plus de beaux vêtements, des maisons plus spacieuses, davantage de femmes (ou d’hommes), plus d’espérance de vie ? L’appât du gain rend-il plus heureux ? Améliore-t-il la vie intérieure, la sensibilité, la culture, l’éducation ? "C’est vrai, dit le gros négociant, je ne pense pas à éduquer les masses, à élever le niveau de leur sensibilité esthétique", écrivait déjà Virginia Woolf, dans La scène londonienne, en 1932.
Et c’est au nom de ces sacro-saintes valeurs que l’on mène ce qu’il faut bien appeler des croisades contre les peuples. Et pas seulement contre le fameux Axe du Mal (le Veau d’or serait donc le Dieu de l’Axe du Bien !), mais aussi contre tous les individus qui ont cru aux vertus de la démocratie, à la lutte contre les inégalités, et qui se trouvent désormais pieds et poings liés par les tenants du libéralisme, qui les mettent au chômage, qui délocalisent, qui organisent la nouvelle misère. Car il n’y a pas de secret : pour qu’il y ait quelques riches, il faut beaucoup de pauvres.
Allons, l’exploitation de l’homme par l’homme a encore de beaux jours devant elle, surtout quand l’humanité toute entière se met à genoux (presque toute entière, car moi vivant, il y en aura au moins un qui refuse cette imposture, et j’espère ne pas être tout seul), les yeux baissés, en adoration devant l’éternel Veau d’or.
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