Te voici devenue ma meilleure imposture
(Jean Marcenac, Le cavalier de coupe, Gallimard, 1945)
Lucile m’a offert pour mon anniversaire le prix Goncourt : La plus secrète mémoire des hommes, de Mohamed Mbougar Sarr, dont j’avais déjà lu et apprécié De purs hommes en 2019 (voir mon blog du 17 juillet cette année-là). Ce roman-ci est plus ambitieux et c’est un des quatre ou cinq "grands" prix Goncourt que j’ai lus. Il est vrai que je n’en ai lu qu’une vingtaine au total, tant beaucoup de livres moyens ou médiocres ont été primés.
Le narrateur principal, Diégane Faye, est un jeune écrivain sénégalais, auteur d’un premier roman, Anatomie du vide, publié à Paris et vendu à 79 exemplaires. Mais il est considéré comme un écrivain francophone prometteur par la critique. Dans le ghetto parisien des écrivains d’Afrique noire, il réapprend l’existence d’un écrivain sénégalais qui, en 1938, a publié un roman aussi bien célébré que maudit, Le labyrinthe de l’inhumain : en effet, son auteur, T. C. Elimane, a disparu complètement de la circulation après avoir été accusé de plagiat.
Dans sa quête, Diégane rencontre une romancière d’origine sénégalaise Siga D., qui connaît bien des choses sur Elimane : le drame de sa naissance et les raisons secrètes de sa disparition. Siga n’est autre qu’une cousine d’Elimane. Elle possède un exemplaire du Labyrinthe de l’inhumain, le prête à Diégane (qui ne se sépare plus de ce roman qu’il admire et qui lui propose une autre conception de la littérature) et lui dit peu à peu ce qu’elle sait de lui. Elle a rencontré la journaliste Brigitte Bollème qui avait enquêté sur le mystérieux écrivain et publié en 1948 un article : Qui était vraiment le Rimbaud nègre ? Odyssée d’un fantôme. Elle prétendait soupçonner Elimane d’être à l’origine des morts suspectes de tous les critiques lui ayant été défavorables. Elle a rencontré aussi une poétesse haïtienne qui fut sa maîtresse en Argentine. Mais personne ne savait exactement ce qu’Elimane était venu faire en Amérique du sud.
Diégane se lance à son tour sur ses traces. Utilisant les renseignements fournis par Siga D, il finit par aboutir au Sénégal, où il retrouve les derniers pas de son idole, hélas mort depuis un an. C’est une des marâtres d’Elimane qui lui raconte les dernières années de ce dernier. Revenu dans son village natal, il a laissé en mourant une lettre pour "l’homme" qui doit venir, ainsi que le début d’un autre manuscrit. Diégane comprend que c’est pour lui.
C’est un roman extraordinairement complexe, mais virtuose aussi. Les personnages sont nombreux, les différents épisodes, découverts dans le désordre chronologique au fil de l’enquête de Diégane, se déroulent du début du XXème siècle jusqu’à notre époque. Le livre change souvent de narrateur ou narratrice, car les nombreuses personnes qui ont connu Elimane racontent tour à tour, souvent à une tierce personne, qui raconte à Diégane. Ainsi apparaît un portrait toujours inachevé du mystérieux écrivain. Après les accusations de plagiat parues dans la presse, il s’est effacé. Quand la guerre arrive, il reste discret puis s’engage dans la Résistance. S’il parcourt l’Amérique latine après 1949, c’est à la recherche du Mal absolu, l’officier nazi qui a envoyé l’éditeur juif du Labyrinthe de l’inhumain dans les camps de la Mort.
L’écriture est somptueuse, avec de temps en temps un mot rare ; c’est une jouissance de lecture, à condition de rester très attentif aux tenants et aboutissants de l’intrigue. Mais c’est aussi une réflexion sur les pouvoirs de la littérature, un hommage à quelques écrivains éclatants (Ernesto Sabato, Witold Gombrowicz, Yambo Ouologuem, auteur en 1968 du fameux Devoir de violence, qui semble avoir servi de modèle pour créer Elimane) : on ne parle que de livres, beaucoup de personnages sont des écrivains, le narrateur détaille son rapport à la littérature, sa façon de lire les textes, de les rejeter ou de les admirer : "n’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. Ou, si tu le fais, voici la seule réponse possible : rien. Un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant tout y est".
Le roman est ainsi une quête, non seulement à propos d’un livre mythique, mais aussi une quête de soi, à travers l’histoire douloureuse de la colonisation, du choix de la langue pour écrire, une quête parfois aux limites du fantastique, avec la magie de l’écriture, du conte, dans la recherche d’une vérité toujours incomplète, où le lecteur comme l’auteur perd ses illusions et finit par se demander : "écrire, ne pas écrire". Mohamed Mbougar Sarr a-t-il réalisé le rêve de tout écrivain francophone d’origine africaine : "l’adoubement du milieu littéraire français (qu’il est toujours bon, dans sa posture, de railler et conchier). C’est notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée ; notre servitude et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique", dans ce roman qui réfléchit à haute voix sur la littérature ?
En tout cas, ça m’a passionné. J’ai pensé à Cent ans de solitude, c’est dire si la barre était placée à une grande hauteur !
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