Elle compte les heures, dans le paradoxe du temps ressenti qui fait de tout séjour une éternité et un instant.
(Emmanuelle Favier, Virginia, Albin Michel, 2019)
Décidément, après avoir lu le récit de quelques années de la vie de George Sand racontées de façon romanesque dans mon feuilleton précédent, voici qu'Emmanuelle Favier me propose un projet de même nature à propos de la jeunesse de Virginia Woolf, avant qu'elle ne devienne écrivaine. Elle s’appuie également sur les données que l’auteure a laissées dans ses journaux et dans sa correspondance. Née en 1882 dans une famille victorienne recomposée : le père, Leslie Stephen, veuf nanti d’une fille, a épousé en secondes noces une veuve, Julia Duckworth, qui a déjà deux garçons.Ensemble, ils auront quatre enfants.
Emmanuelle Favier choisit de nous raconter l’aventure de la jeune Virginia en quelque sorte de l’intérieur. Nous voyons tout d’abord la petite fille victorienne, dans cette curieuse famille où le père, professeur, écrivain et biographe (il dirige le monumental Dictionary of national biography), est une sommité du monde artistique et littéraire, qu'il reçoit volontiers, et la mère s’occupe de bonnes œuvres de charité. Nous découvrons des êtres vivants, très variés, parfois étranges (comme la fille aînée de Leslie, Laura, handicapée mentale qui finira par être internée) ou malsains (comme les deux demi-frères, corsetés pat l’éducation victorienne, et qui abuseront de leurs jeunes demi-sœurs). Virginia, surnommée Miss Jan, a du mal à trouver sa place au sein de la famille où les filles sont privées d’éducation à l’extérieur, au contraire des garçons envoyés dans les écoles et universités les plus prestigieuses. Virginia est drôle et pleine d’humour, elle comprend vite et, heureusement, peut lire tout ce qu’elle veut dans la prestigieuse bibliothèque de son père.
Elle va devoir trouver toute seule "le pouvoir d'être soi" pour s’affranchir peu à peu des injonctions sexistes et du corset victoriens. Peu à peu, elle réfléchit sur la place de son sexe dans la société, admirera son frère Thoby et ses camarades étudiants, s’immiscera dans leurs réunions et conversations, se mettra au grec pour lire les tragiques grecs ou Thucydide dans le texte. Et enfin, grâce à sa sœur Vanessa, elle s’initiera à l’art de son époque et s’intéressera aux impressionnistes. Puis elle commencera à écrire avec ses frères et sœur dans le journal fait à la maison, puis à proposer des recensions de livres dans la presse et voir ainsi qu’elle pourrait devenir autonome financièrement.
Sa mère meurt en 1895 alors que Virginia n’a que treize ans. C’est la fin de l’enfance et des précieuses vacances en bord de mer (dont elle se souviendra dans son roman La promenade au phare) ; elle fait une grave dépression qui lui ouvre des perspectives sur la folie : "De handicapé le cousin de trente ans a revêtu le statut plus enviable de fou. Folie qu’il faut tenir à distance coûte que coûte, bien qu’elle lui apparaisse parfois comme la seule façon valable de voir le monde, bien qu’il soit incroyable qu’il n’y ait pas plus de monde dans les asiles". L’adolescence est difficile, sous la coupe d’un père frustré et autoritaire. Quand il meurt en 1904 après une longue maladie qui interpelle la jeune femme ("il ne peut pas vivre comme cela, ce ne sont pas des façons de traiter la vieillesse"), Virginia sait qu’elle sera écrivain et pourra s'autoriser à devenir un des grands de la littérature anglaise : "Elle sait que c’est le roman qui puise dans sa poitrine, mais pas n’importe quel roman. Le roman qui dit ce que les gens ne disent pas, qui dit les interstices de silence et les doutes".
Emmanuelle Favier nous plonge dans l’intériorité de la jeune Virginia, dans la construction de son identité, ce qui n’a pas dû être simple, et dans émancipation féminine. Le lecteur d’aujourd’hui, pour peu qu’il soit comme moi passionné par les nombreux livres de l’écrivaine (romans et nouvelles, essais, journaux, correspondance : "La lettre que l’on reçoit apporte l’autre tout chaud qui palpite à l’autre bout et qui est tout entier dans la papier, dans l’encre où a puisé sa plume"), lit ce roman-biographie avec passion.
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