Car
une nouvelle religion est née, la religion démocratique. Elle est
frappée d’un nouvel interdit : le doute. Être démocrate est
un impératif sacré, ne pas l'être une hérésie. il n'y a pas
d'athées en démocratie, on est tous ses dévots, tremblant à
l’idée que notre Dieu démocrate n’existerait pas.
(Hélé
Béji,
Dommage, Tunisie : la dépression démocratique,
Gallimard, 2019)
Pour
comprendre les révolutions arabes et
la naissance du jihadisme,
et ne pas se tromper d’objet, il est nécessaire de savoir que le
"colonialisme
portait la vieille intolérance chrétienne qui expliquait qu’il
fallait subjuguer, fût-ce par la violence, les peuples idolâtres et
primitifs",
comme le rappelle Hélé Béji, la grande intellectuelle tunisienne
dans son opuscule
Dommage, Tunisie : la dépression démocratique,
paru dans la belle collection Tracts
chez Gallimard. Et comme le montraient à l’envi, concernant
l’Amérique latine, la plupart des films que j’ai vus au Festival
de Pessac. "La
prédication démocratique prend-elle le même chemin ?", celui de l'intolérance,
s’interroge l’auteur, en se demandant si notre manière de
vouloir exporter la démocratie (à l’occidentale) par la force
n’est pas contre-productive : "Aucune puissance étrangère
ne peut apporter la liberté à un pays s’il ne l’a pas conçue
par lui-même. Personne ne peut vous forcer à être libre, si vous
n’avez pas décidé de le devenir. Être libre par la seule volonté
des autres est nouvel esclavage." On ne saurait mieux dire :
voir les catastrophes que sont l’Irak, la Lybie, l’Afghanistan,
la
Syrie,
aujourd’hui !
L’auteur
note aussi que "la
Révolution tunisienne s’est distinguée par le geste souverain de
n’avoir pas été précédé d’aucun bombardement
« démocratique » au nom de la civilisation", mais est née spontanément.
Ceci étant, est-ce suffisant pour qu’une démocratie analogue à
la nôtre s’y installe ? Au moins n’a-t-elle pas été
imposée de l’extérieur, en apparence, et nous ne sommes
pas venus, tels des chevaliers blancs, y proposer (imposer ?) les
attributs de la liberté telle que nous la concevons. Et pourtant,
qui nous dit que l’ingérence occidentale n’y figure pas, à
l’arrière-plan, ce qui explique en partie les
succès des partis islamistes. Car
rien n’est jamais gagné : Hélé Béji nous lance un appel. "Non, chers Européens, c’est
ignorance de soi que de vous croire démocrates depuis la nuit des
temps, par nature. Vous pouvez ne pas le rester. Peut-être avez-vous
déjà commencé à ne plus l’être" (et j’ai pensé à la
manière dont nos gouvernements se prétendant démocratiques
répriment à l’intérieur les contestations issues des milieux
populaires avec une violence inouïe, et à l’extérieur, remettent
vite au pas les gouvernants pourtant élus qui ont l’heur de leur
déplaire : au Chili en 1973, ou aujourd’hui
même au Venezuela et en Bolivie). Pourtant, la démocratie a mis des décennies à se mettre
en place chez nous et ne nous a pas été imposée de l’extérieur.
On
peut aboutir à un échec : "Exporter
la démocratie par la guerre s’avère le pire fossoyeur de la
démocratie elle-même. Mais qui vous dit que ces égarés
souhaitaient se plier à votre magistère, fût-ce au nom d’un
idéal démocratique qu’ils vivent comme le nouveau dessein de les
régenter ? Vous avez détruit des états séculiers en
formation, pourquoi vous étonner de voir surgir des états
islamiques ?" Elle pointe du doigt les responsabilités des
pays occidentaux qui approuvent les pires dictatures quand ça les arrangeait, et quand ça
les arrange encore (notamment pour la prédation des ressources
minières), et imposent parallèlement un mode de vie privé
de signification à des autochtones qui n’en peuvent mais, et qui sont
tout étonnés de voir naître des mouvements imprévus tels que le
jihadisme : "c’est la destruction des traditions qui
enfante des types humains dénués de toute affection envers le
prochain, et prêts à faire fi du simple devoir humain, familial,
social. Ils vivent dans ce no
man’s land
d’atomisation urbaine où ils ont grandi, qui les décharge de tout
sentiment d’attache et de compassion".
Car,
si la démocratie telle que la nôtre ne naît pas spontanément, la
destruction outrancière de cultures et de traditions jugées
dépassées
entraîne
un rejet qui peut être violent : "les
crimes jihadistes semblent sortir d’un archaïsme sauvage, ils
viennent pourtant d’un monde défait de son trésor passé au
profit d’un hyperindividualisme prospérant sur cette ruine".
Et
le leurre des indépendances a fait long feu : le roi est nu !
"Le pastiche démocratique est devenu une seconde nature. Les
prélats des mosquées ont usurpé la langue des silencieux. Les
artistes ont surenchéri sur la Révolution avec un cynisme
boursouflé. Les menteurs se sont costumés en juges de vérité, les
tartuffes en directeurs de conscience, les forbans en gens d’honneur.
[…] Les femmes élégantes et coiffées ont parlé aux voilées
comme à des domestiques. Les singes savants ont roulé des yeux en
simulant l’indignation. Les petits marquis ont défendu l’égalité
en se gavant de grand privilèges". Et la puissance des armes et
de la technologie (d’autant plus que nous les vendons, car business
is business) peut se retourner contre nous.
Si
encore notre exemple pouvait
servir de modèle irréprochable, avec nos démocraties bancales !
"Maintenant, nous sommes face à ce que nous avons engendré,
les élites avec leur suffisance, le peuple avec ses idolâtries, les
religieux avec leur imposture, les hommes d’affaires avec leur
inculture, les intellos avec leur « machine à non-sens » ;
les politiques avec leur arrogance ; les philistins des droits
de l’homme avec leur hypocrisie ; les universitaires avec leur
impuissance ; les juristes avec leur parjure". Et Hélé
Béji de rappeler que "tant que la population n’a pas atteint
une vie décente, tant qu’elle ne peut se chauffer ni se nourrir
correctement, tant qu’elle est mal soignée, maltraitée, trompée,
alors […] L’islamisme
armé vient nous rappeler que le travail ne fait que commencer et
qu’en réalité, nous ne l’avons pas pris à bras le corps, nous
l’avons esquivé. […] Dommage [qu'il] soit la
seule riposte que nous offrons aux crimes de la démocratie
impériale".
Inutile
de dire que ce petit livre ne
porte
guère à
l’optimisme,
ni sur la nature humaine, ni sur les possibilités de ce que l’auteur
appelle la dépression
démocratique.
"La
Révolution
[tunisienne] inscrit dans sa modernité l’avènement du religieux
en politique. Elle a donné au discours religieux le
moyen de se manifester sans craindre la répression. La nation se
trouve confrontée à sa négation dans l’offensive de la doctrine
islamiste". Bref, les Tunisiens ont du pain sur la planche...
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