vendredi 22 novembre 2019

22 novembre 2019 : Olga Tokarczuk, le bréviaire du voyageur


Quand je suis en voyage, je disparais des cartes. Personne ne sait où je suis.
(Olga Tokarczuk, Les pérégrins, trad. Grażina Ehrard, Noir sur blanc, 2010)


J’avais acheté en 2010, lors d’un passage à Paris, à la Librairie polonaise, Boulevard Saint-Germain, Les pérégrins, d’Olga Tokarczuk. D’abord parce que la littérature polonaise figure parmi mes préférées, qu'invité par un ami polonais, je suis allé quatre fois en Pologne (seuls la Grande-Bretagne, sept fois, et le Maroc, six fois, m’y ont vu plus souvent), et sans doute la thématique du livre, le voyage, m’a porté vers lui. Comme d’habitude, je lis rarement tout de suite les livres que j’achète. C’est à l’occasion du tri drastique que j’ai opéré en septembre-octobre parmi mes nombreux livres (j'en ai "désherbé" plus de six cents), que je l’ai retrouvé. Il a échappé à la mise au rebut, car j’ai gardé presque tous les livres que je n’avais pas encore lus. Entretemps, l’auteur a obtenu le prix Nobel de littérature, d’où la lecture que j’en ai faite ces jours-ci. Lecture qui m’a pris pas mal de temps, car, bien qu’il y ait quelques aspects romanesques, ce n’est pas à proprement parler un roman, et c'est un livre à déguster qui, d'ailleurs, ne conviendra pas à tout le monde. Amateurs de guides de voyage, s'abstenir ! 
Et la lecture s’en révèle parfois ardue, car c’est à la fois un journal, une suite de textes courts, entrecoupée de courts essais ou de récits d’histoires vécues puisées dans l’histoire, le réel actuel ou dans le vécu pérégrin de l'auteur. Le tout consacré à ce qu'elle appelle la pérégrination. On rencontre là des nomades modernes, des vagabonds de tous temps, des intellectuels en goguette entre deux congrès, des voyageurs en train, en car, sur mer, des fuyards et des errants…


Ce qui m’a intéressé, c’est la réflexion de l’auteur sur ce qu’est le voyage : "nous n’avançons vers nulle part, nous ne voyageons qu’à l’intérieur d’un moment, et il n’y a aucune direction ni aucun but", nous dit-elle. J'ai souvent dit que je faisais des voyages sans but (notamment en cargo, mais aussi mes randos à vélo qui, hors mes cyclo-lectures, n'étaient que du vagabondage à la rencontre des autres et de moi-même). Il est souvent question des figures de cire des musées d'anatomie, que l’auteur a fréquentées dans ses visites de musées ou par le biais de ses lectures ou de personnes qu’elle a connues : la "plastination" des cadavres (méthode d’embaumement moderne) fait rêver la narratrice. Sans doute ces figures lui paraissent aussi des rencontres, à l’instar des personnes qu’elle croise au fil des lieux, des images et des situations qui se présentent à elle et qui lui font dire : "le but des pérégrinations est d'aller à la rencontre d'un autre pérégrin".
On a affaire ici à une œuvre complexe, érudite souvent (les citations latines ou étrangères ne sont pas traduites), truffée de références. Mais les premières surprises passées, j'ai adhéré, je me suis laissé porter par la narration, je me suis grisé à travers les mots et les personnages rencontrés. On passe d’anecdotes légères ("Ça ne me faisait pas plaisir de tomber sur des compatriotes à l’étranger") à des pensées ("Soudain, elle pensa avec étonnement à ce curieux phénomène – cette envie qu’ont les gens de revenir sur les lieux de leur jeunesse, et cela de leur propre gré. Pour y trouver quoi ? Pour s’assurer de quoi ? qu’ils ont été là un jour ? Ou qu’ils ont bien fait de les avoir quittés ?") ou à des histoires plus dramatiques. Mais chaque fois, on se laisse prendre, c’est toujours intéressant.
On pense aux Mille et une nuits (avec des histoires comme celle de Kunicki, dont la femme et l'enfant ont disparu sur une île de Croatie, ou celle de la croisière en Méditerranée du docteur Blau, où il délivre une conférence chaque jour, malgré son âge avancé), aussi bien qu’à un livre documentaire sur la manière de voyager ("pour voir quelque chose, il faut savoir regarder, et savoir ce que l’on regarde"), sur le vieillissement ("Personne ne nous a appris à vieillir, songeait-elle. Nous ignorons ce que c’est. Tant qu’on est jeune, on a l’impression que cette maladie ne touche que les autres et que, pour d’obscures raisons, on restera toujours jeune. […] Et pourtant, cette maladie, le vieillissement, affecte même les plus parfaits innocents"), des réflexions sur le langage ("elle a comme un transport d’émerveillement – transport, un mot désuet, plutôt comique dans ce contexte, car elle est réellement transportée à la hauteur des nuages" - la narratrice est dans un avion), des notations sur la manière dont le voyage nous transforme ("quelle que soit notre destination, nous voyageons toujours vers ce but. « Peu importe où je suis », où je suis m’est égal. Je suis" - constatation que j'ai faite également, tant dans mes randonnées à pied ou à vélo, dans mes déambulations dans des grandes villes que dans mes voyages en cargo : je voyage, donc je suis), bref tout un méli-mélo de carnet de voyages. Et de voyages pluriels. Car le livre est foisonnant. Une histoire en entraîne une autre, une méditation n’est jamais close sur elle-même, on passe d'une salle d'aéroport à un train, d'une cabine de paquebot à une chambre d'hôtel. On apprend la mort de Chopin, le rapatriement de son corps en Pologne et le destin de son cœur (prélevé sur ordre de sa sœur). Des souvenirs émergent, de philosophes grecs, d’écrivains aimés (Kafka ou Melville par exemple), de continents visités, de gares... La narratrice annonce la couleur avec la phrase citée en exergue : le voyage, toujours en solo, se déroule comme une disparition, ce qui m’a immédiatement séduit, moi qui me déconnecte toujours quand je pratique mon nomadisme.
Le titre du livre évoque une secte religieuse ayant sévi au XVIIIe siècle pour qui il s’agissait d’échapper à l’Antéchrist (le diable) en nomadisant : "Laissez ce que vous possédez, abandonnez vos terres et mettez-vous en route !", tel était leur mot d’ordre. La narratrice en conclut que c’est pour cela que les tyrans, disciples du diable, détestent les nomades et cherchent à les sédentariser de force (les nazis ont poussé ça à l'extrême, jusqu'à les envoyer en four crématoire). Car les nomades sont d'abord "des gens libres". Et la pérégrination est double : intérieure (l’âme) et extérieure (le corps). Le livre mêle le rationnel et l’irrationnel, la logique et la folie, le mouvement (les moyens de transports) et la fixité (les chambres d’hôtel), le vécu et le mythe. Tout cela peut dérouter.
Mais comment ne pas être emporté par les torrents de poésie ou de philosophie que le livre d’Olga Tokarczuk charrie, même dans des réflexions qui semblent banales comme celle-ci : "s’il demeura silencieux sur la question, ce fut à cause de sa terrible conviction – une conviction qu’il se cachait peut-être à lui-même – que si l’on effaçait rapidement de sa mémoire les faits douloureux, ceux-ci perdraient de leur force, cesseraient de nous poursuivre, et qu’ainsi le monde deviendrait meilleur" (j'ai aussi beaucoup pratiqué cette sorte de résilience). Ou simplement accepter de devenir autre quand on voyage – comme quand on lit, du reste, ou quand on aime – à moins que ce soit pour devenir tout simplement soi : "notre questionnement porte sur le sens, sur la signification profonde du voyage, en vertu du principe : je deviens ce à quoi j’assiste. Bref, je suis ce que je regarde".
Un très grand livre, une sorte de guide du voyageur, à ne pas confondre avec un guide de voyage. Excellente traduction.


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