mercredi 29 juin 2011

29 juin 2011 : Anna Karénine

Le père : quand on est petit, on nous renseigne tellement mal sur les choses de l'existence que l'on passe le reste de notre vie à essayer de saisir ce qu'enfant nous n'aurions eu aucune difficulté à comprendre.

(Wajdi Mouawad, Littoral)





Ainsi donc, pendant quelques jours, à Varsovie et à Saint-Petersbourg, chez Marcin, dans l'avion, dans ma chambre d'hôtel, sur un banc public, et pour finir, dans le train qui me ramenait à Poitiers, j'ai lu Anna Karénine (écrit de 1873 à 1877), le second grand roman de Tolstoï, après La guerre et la paix, écrit quelques années auparavant, et que j'avais lu dans l'hiver 2008/2009, en partie à haute voix à Claire. Curieux écrivain que ce grand aristocrate russe, né en 1828, qui libéra ses paysans bien avant l'abolition du servage (rappelons que ce fut le fait d'Alexandre II en 1861), créa des écoles, publia des manuels scolaires, et qui, après s'être "converti", se détacha peu à peu de la littérature pour prêcher une sorte de morale de la non-violence, et influença fortement Romain Rolland en France et Gandhi en Inde. Jusqu'à il y a peu, je ne connaissais de lui que ses nouvelles et récits, d'ailleurs splendides : qu'on relise La mort d'Ivan Ilitch (superbe méditation sur les approches de la mort, dont Bergman s'est souvenu dans son beau film Cris et chuchotements), La sonate à Kreutzer, Le père Serge, Maître et serviteur, Hadji Mourad, Récits de Sébastopol, par exemple. Ses dons d'observation, son naturel, son souci de la vérité aussi bien physique que morale, la composition, le style (Tolstoï a souvent été traduit, et fort bien), le mettent au rang des plus grands écrivains.

J'ai mis du temps à me lancer dans la lecture de ses grands romans, et pourtant les mêmes dons y éclatent, en particulier dans la description de ce qu'il connaissait bien : l'aristocratie russe (dont il pressent qu'elle court à sa perte, surtout dans Anna Karénine), le monde paysan et la nature russe, qui sont comme auscultés au stéthoscope et restitués avec une vie d'une intensité incroyable. Ici, nous avons affaire à un grand roman d'amour. J'ai cru me reconnaître dans plusieurs personnages, je me suis dit que si j'avais lu ce roman dans ma jeunesse, j'aurais peut-être mieux compris les femmes, et je me serais peut-être mieux compris moi-même. 
 

Roman d'amour, dis-je. Le roman commence par une scène de ménage chez le couple Oblonski, Daria (surnommée Dolly) découvre que son mari, bon enfant et immature, la trompe, et menace de le quitter, mais lui reste fidèle, malgré tout, sur les conseils de sa belle-sœur Anna, femme du haut fonctionnaire Karénine, austère et froid, beaucoup plus âgé qu'elle, qu'elle a épousé sans amour. La sœur de Dolly, la très jeune Kitty, est aimée de Lévine, un propriétaire terrien mal dans sa peau et maladroit, mais elle lui oppose un refus, car elle s'est entichée du comte Vronski, un brillant, frivole et bel officier qui fait tourner la tête à toutes les femmes. Et voilà justement qu'à un bal où se retrouve toute la bonne société, où Kitty espère que Vronski va enfin se déclarer, ce dernier fait danser Anna Karénine ; Anna ressent pour la première fois une attirance physique irrésistible (extraordinairement bien décrite) et réciproque, au grand désespoir de la jeune Kitty. Anna lutte un moment contre cette passion naissante, puis elle ne tient plus, et devient la maîtresse de Vronski. Elle a conscience de la fausseté de sa situation, finit par l'avouer à son mari, et par le quitter pour suivre son amant à l'étranger. Parallèlement, Kitty, abandonnée par son bellâtre, tombe dans la dépression. Lévine tente, lui, de se consoler en se jetant à corps perdu dans ses affaires de campagne, l'amélioration des cultures et du sort de ses paysans, dont il n'est pas toujours bien compris, mais dont il apprécie le bon sens terrien. Je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer toute l'histoire, d'ailleurs fort complexe, et pourtant toute simple.

Les chapitres sont très brefs, c'est presque une succession de petits tableaux, où le sens de l'observation de l'auteur fait mouche à tout coup, qu'il s'agisse d'une dispute conjugale (et il y en a souvent), de la description d'un bal ou d'une soirée aristocratique, d'une soirée au théâtre, des courses de chevaux, d'un mariage, d'une partie de chasse, d'une rencontre avec des paysans, d'un accouchement, de la mort aussi. Car ce grand roman d'amour est un roman où la mort rôde, où le héros, Lévine (reflet de l'auteur) s'interroge sur la vie dans une recherche tourmentée (il voit son frère mourir de tuberculose). L'auteur semble opposer le côté factice de la vie dans les villes (la société de Moscou et de Petersbourg, les bals, les courses, la frénésie de consommation, les clubs, les beuveries, les médisances, l'arrivisme) à la vie élémentaire et finalement plus saine que l'on trouve en s'activant à la campagne. Les scènes campagnardes rayonnent d'ailleurs de lumière, de senteurs, de couleurs, de petits bruits, superbement mis en scène. On sent du vécu là-derrière. Et c'est bien dans sa campagne que Lévine va trouver non pas une réponse à son questionnement sur le sens de la vie, mais des réponses possibles, une lumière qui va l'illuminer, et tout simplement en discutant avec un paysan. Et je comprends pourquoi mon ami l'écrivain et paysan Marius Noguès appelait Tolstoï le paysan.

C'est sans doute ce qui manque à Anna, autre grand caractère du livre : cette femme moderne, qui a envie de vivre (et que son mari enfonce dans l'obscurité et dans une vie terne), ne trouve finalement pas de sens à ce qui lui arrive. Elle vit dans un monde dominé par les hommes, où elle ne peut triompher que par les apparences, le luxe, la beauté, les mondanités, le raffinement, ce qui entraîne au bout du compte sa défaite morale. Car, semble nous dire l'auteur, mais sans appuyer (Anna Karénine n'a rien d'un roman à thèse ni d'un débat d'idées), l'être humain peut parvenir à une véritable communion avec ses semblables que par une sorte de spiritualité qui permet de comprendre les vraies exigences de la vie, qui sont la solidarité entre les hommes.

Ici, avec sa grâce habituelle, Tolstoï nous montre les sentiments complexes d'une société en plein désarroi, en plein tourbillon : on passe au fil des chapitres de la ville à la campagne (arrivée du printemps : "Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irrégulièrement et montrait ça et là des places nues, meuglèrent dans les pacages ; autour des brebis bêlantes qui commençaient à perdre leur toison, les agneaux gambadèrent gauchement ; les gamins couraient le long des sentiers humides, où s'imprimait la trace de leurs pieds nus ; le caquetage des femmes occupées à blanchir leur toile s'éleva autour de l'étang, tandis que de toutes parts retentissait la hache des paysans réparant herses et araires. Le printemps était vraiment venu") ou à l'étranger, d'un couple à un autre, de la politique à la religion ("la raison ne peut me prescrire d'aimer mon prochain, car ce précepte n'est pas raisonnable"), de l'agriculture aux choses militaires, de l'amour à la haine, de l'honneur au déshonneur, du bonheur au malheur ("Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon"), de la vie à la mort (quand son frère meurt, Lévine se fait les réflexions suivantes : "Et qu'était au juste cette mort inexorable ? il ne le savait pas, il n'y avait jamais songé, il n'avait jamais eu le courage de se le demander").

Quant à l'art de Tolstoï, il est ici souverain. Les dialogues nombreux ne sont là que pour faire avancer l'action et évoluer les personnages. Les préoccupations morales et religieuses de l'auteur sont parfaitement intégrées dans le cours du roman qui, de ce fait, devient un long fleuve harmonieux. Les intrigues sont nouées avec une maestria incomparable que sans doute une relecture permettrait d'apprécier pleinement. L'auteur aime ses personnages, avec leurs qualités et – surtout – leurs défauts. Car la vie est là dans sa vérité ou plutôt ses vérités contradictoires : Anna n'est pas forcément une femme perdue, Karénine pas seulement un hypocrite bigot, Vronski est aussi bien héroïque que frivole, Lévine et Kitty ne sont pas seulement des statues exemplaires. Il nous donne une leçon de vie : "– C'est peut-être parce que j'apprécie ce que je possède et ne désire pas trop vivement ce que n'ai point", répond Lévine à son beau-frère qui lui avait dit : "– Tu es heureux !" Et la fin du livre, que l'éditeur refusa pourtant, ouvre de belles perspectives sur la justification de la vie.

Je comprends pourquoi ma grand-mère, qui aimait la vie, a tant aimé ce livre.

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