Car,
dans un « Monde libre » bidon, on ne touchait pas à la
caste !
(Jean
Meckert, Comme
un écho errant,
Joseph K., 2012)
Il
y a deux sortes d’écrivains que j’aime : ceux que j’aime
d’amour, selon mon cœur, tels entre autres Henri Bosco, Jean
Giono, Panaït Istrati, Virginia Woolf, Romain Rolland, parce que j’ai l’impression
qu’ils ont écrit pour moi et ceux que j’aime d’admiration,
tels Gustave Flaubert, Marguerite Yourcenar et de nombreux autres ; l'admiration est sensiblement différente de l'amour. Je
mettrai volontiers Jean
Meckert dans la
première catégorie. Je l’ai d’abord connu
sous le nom de Jean Amila, sous lequel il écrivit des romans noirs
rageurs parus dans la Série
noire, vrais cris
de révolte d’un écorché vif, incapable de supporter les rapports
de domination et de hiérarchie sociale, économique, politique,
militaire, religieuse, qui imposent
leurs carcans dans
notre société. Mais sous son vrai nom, il a fait paraître des
récits tout aussi âpres et tranchants mettant à nu l’hypocrisie
sociale, les rapports de classe, avec ce rien d’insolence et
d’anarchisme libertaires qui m’ont toujours plu. J’aurais pu le
faire figurer auprès d’Istrati, de Darien, de Kjellgren, de Traven
et des autres dans mon recueil D’un
auteur l’autre.
Jean
Meckert, qui est mort en 1995 et dont je viens de lire Comme
un écho errant,
son roman publié posthumement (il fut refusé par Gallimard en
1986), véritable testament littéraire, a, semble-t-il, souvent
mêler la réalité (la sienne) et la fiction. C’est le livre d’un
revenant à la vie, car en 1975, Meckert fut victime d’une grave
agression qui le laissa profondément amnésique, frappé d'épilepsie et diminué
physiquement. Il venait de publier en 1971 un roman (devenu
introuvable), La
vierge et le taureau,
sur les essais nucléaires français dans le Pacifique. Censuré
d’abord, puis retiré de la vente et pilonné (aucune bibliothèque universitaire française ne le possède !), ce livre lui valut
les foudres de l’armée et des factieux, et Meckert fut toujours
persuadé qu’il avait été attaqué par des nervis
d’extrême-droite.
Son
roman, largement autobiographique, revient sur l’agression dont il
a été victime, surs les années de misère morale et physiologique
qui ont suivi, sur les soins affectueux, quoique ambigus, de sa sœur et de leur mère
vieillissante pour le ramener tout doucement à la vie et à la
mémoire. Cette mère qui, pour faire taire les rumeurs (le père,
anarchiste, avait déserté en 1917 et refait sa vie avec une autre femme),
avait décidé de le faire passer pour un des fusillés pour
l’exemple. Le fils, confié à un orphelinat protestant
(qui lui donnera une solide haine des « singeries »
religieuses), où il fut moqué par ses camarades à ce sujet (être le fils d'un "lâche" refusant de monter à l'assaut),
souffrira de ce drame dont l’écho imprègne largement ce livre.
Sorti
de l’école à douze ans, après le certif, il est apprenti
(arpète) dans des ateliers électriques avant de faire divers petits
métiers, éléments qu’on retrouve aussi ici. Car
la reconstruction du héros (l'auteur lui-même ?) passe par ce retour sur un passé oblitéré, que sa
sœur, sa mère, et une femme médecin l’aident à retrouver
partiellement. Car il ne se fait pas d’illusions, il est vieux
désormais, affaibli : "Je
fais aller tant que je m’en sens capable. Je ne veux pas me boucler
dans une vieillesse, sous prétexte de prévoir." Il relit ses
livres ("Les lire, ou relire, ça faisait partie de cette
reculturation volontaire pour oser croire qu’il était encore du
monde des vivants"), y compris les polars, pour se comprendre à
nouveau, agacé d’avoir "toujours été classé doux révolté,
marginal, anar de banlieue et, pour tout dire « prolétarien »,
sous-catégorie littéraire totalement créée par de pédants
intellectuels pour ne pas avoir à mélanger torchons et
serviettes." Il essaie de récrire à nouveau.
Il
ne peut pas s’empêcher de cogner sur le patriotisme : "Il
n’y a jamais plus patriote indigné qu’un bon planqué", sur
les militaires et les politiques : "La ville [Paris] était
maintenant définitivement muselée, devenue vieille cocotte, aux
mains des politiques et militaires, ces loyaux garants de toute
souveraineté, toujours aptes à se couvrir de gloire en matant
l’insupportable civelo comme, à plus d’un siècle, cette même
armée d’Ordre moral s’était vengée d’une capitulation en
flinguant par tombereaux les Communards", sur
le colonialisme : "des
événements plus récents en Canaquie rappelaient combien il
paraissait normal à certains braves matamores de « casser »
de l’indigène séditieux, avec la quasi-certitude d’obtenir un
non-lieu", sur
l’imposture de la guerre : "Et partout, comme toujours,
les uns volaient la mort des autres pour s’en faire des médailles",
et en particulier de la grande boucherie de 14-18 : "cet
assassinat collectif dont il n’avait pas fallu attendre bien
longtemps pour comprendre qu’il n’avait servi à rien, que
c’était noire et sanglante imposture, crime imbécile de toutes
ces castes dirigeantes, éternellement recommencé avec la peau des
autres", guerre sur laquelle il écrira d’ailleurs un de ses plus beaux romans : Le
Boucher des Hurlus.
Il critique aussi sévèrement la loi qui "n’est que l’expression des
plus forts et qui n’a jamais rien d’absolu".
Il
garde dans le fond de son cœur une pensée émue pour "ses
petits anti-héros de papier [qui] avaient le profil de redresseurs
de torts. Ça se faisait malgré lui, ça venait d’ailleurs, mais
il en assumait volontiers toutes les conséquences" (y compris
l’agression malveillante et gravissime dont il avait été victime).
Sa femme (la
"bonnefemme") l’a quitté, et à ceux qui lui disent : "Tu
n’es tout de même pas un vieillard. Tu ne fais pas ton âge. Ça
doit encore te travailler. Que fais-tu ? Masturbation morose ?",
il choisit la solitude de l’écrivain. Et s’il vilipende "ces
béats à bedaine qui suivent les rencontres de foot devant leur télé
et se prétendent sportifs", il admire cette "bénévole,
pleine de cœur, pas une âme
charitable au sens étroit".
Bref,
un très beau livre, écrit dans l’urgence de se retrouver, de se
rebâtir, d’être à nouveau un être humain, comme il les aime,
combatif, rebelle, refusant de se mettre à genoux.
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