la
liberté, pourquoi faire ? Penser et agir librement, sans doute,
mais aussi détruire la nature et ravager la planète sans vergogne,
et exploiter les autres de façon éhontée.
(Serge
Latouche, La décroissance,
PUF, 2019)
Comment
continuer à vivre
de façon démesurée dans notre monde si limité ? J’entendais
à la radio récemment qu’on avait consommé dès le mois de
juillet toutes les ressources naturelles qui peuvent être produites
en une année : nous vivons donc sur nos réserves, ou à
crédit. Si toute l’humanité vivait comme un Français, il
faudrait trois planètes, comme un Américain, il en faudrait six.
Quand tout cela va-t-il s’arrêter avant qu’on ne se tourne vers
une catastrophe humaine avec la surpopulation, écologique avec le réchauffement climatique, la
pollution généralisée et les montagnes de déchets, sociale avec
l’affrontement
entre la clique
des riches privilégiés et la
masse des déshérités ?
Le
petit Que sais-je ?
de Serge Latouche vient à point pour combler une lacune que nos
grands médias n’évoquent que trop rarement, que nos politiques ne signalent que par
inadvertance ou pour la dénigrer : le moment n’est-il pas
venu de penser la décroissance et de sortir du productivisme à
outrance, "entreprise de destruction qui se perpétue sous
l’égide de la croissance économique", afin de se réorienter
vers une civilisation de la mesure, de la simplicité et de la vertu
? Je sais, ces trois mots sont devenus des "gros" mots aujourd'hui, à éviter... Et pourtant.
Après
avoir en introduction défini l’histoire et la signification de la
décroissance, l’auteur expose les raisons de sortir de la société
de consommation, de la dictature du PIB, il énonce les objectifs
d’une décroissance, défi
qui n’est ni de droite ni de gauche, avec l’utopie concrète des
8 R ("réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser,
redistribuer, réduire, relocaliser, recycler"), et prévoit les
écueils et malentendus à dissiper, tout en donnant des pistes pour
réussir la transition, afin de réussir à réenchanter le monde, en
décolonisant notre imaginaire du consumérisme.
Quelques
perles glanées ici et là dans cet essai très dense :
"Alors
que toutes les sociétés humaines ont voué un culte justifié à la
croissance biologique, seul l’Occident moderne a fait de la
croissance abstraite sa religion. l’organisme économique,
c’est-à-dire l’organisation de la survie de la société, non
pas en symbiose avec la nature, mais dans le cadre d’une
exploitation sans vergogne, doit croître indéfiniment, comme doit
croître son fétiche, le capital. […] La
société de croissance est l’aboutissement de l’économie de
production capitaliste ; or celle-ci, […] est fondée sur une
triple illimitation : illimitation de la production, et donc
des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables,
illimitation de la consommation, et donc de la création de nouveaux
besoins toujours plus artificiels et superflus, et surtout
illimitation dans la production des déchets, et donc de la pollution
de l’air, de l’eau et de la terre"
:
eh
bien oui, avouons-le, on ne décroîtra pas sans sortir du
capitalisme ravageur... Et tant pis pour Margaret Thatcher et son fameux "There is no alternative".
"La
société de croissance […] n’est pas souhaitable pour au moins
trois raisons : elle engendre une montée des inégalités et
des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire, elle ne
suscite pas pour les « nantis » eux-mêmes une ambiance
conviviale mais bien plutôt constitue pour tous une « anti-société »
ou une dissociété malade de sa richesse. […] Pourtant,
cette libération n’est pas aussi facile qu’on pourrait le
penser, parce que nombre de salariés sont devenus non seulement des
drogués de la consommation, mais même des drogués du travail. […] La mondialisation étant ce jeu de massacre planétaire,
mettant en concurrence tous les territoires en faveur du moins-disant
fiscal, social et environnemental, détruit la base économique et
sociale de l’autonomie locale : la paysannerie, l’artisanat,
la petite industrie, le négoce indépendant. Elle engendre une
uniformisation planétaire qui réduit les cultures au folklore et
vide le politique de toute substance au profit de la seule loi du
marché."
Et,
plus loin cette phrase terrible : "La […] canicule de
l’été 2003 qui a réveillé la conscience de certains en a poussé
beaucoup d’autres à s’équiper en climatiseurs dont on sait les
effets désastreux sur l’environnement." J’avoue avoir frémi
à plusieurs reprises dans les rues de Bordeaux en recevant soudain
comme une trombe d’air chaud, dont je suis certain qu’il
provenait de climatiseurs, notamment de grands magasins, qui renvoient l’air chaud dans la rue. En
mars 2017, à Basse-Terre, en Guadeloupe, j’avais ressenti les
mêmes effets dans les rues où cet air chaud s’additionnait à
celui du soleil plombant pour rendre la marche intenable. Pourquoi
faut-il qu’une technique ait si souvent des effets négatifs ?
Et on pourrait multiplier les exemples de la technoscience (le
smartphone, par exemple, dont les rares effets positifs sont
contrebalancés par des effets secondaires nocifs qui sautent aux
yeux, à mes yeux en tout cas) qui nous soumet à ses diktats, ceux
de la société de marché, qui nous fait "la proie sans
défense de la publicité et [de] l’addiction consumériste." Ainsi, dans le film Ceux qui travaillent, vu en avant-première, on voit le fils réclamer à son père la nouvelle version du smartphone, clamer qu'il n'est pas question de diminuer le niveau de vie (quand son père est au chômage) : les jeunes sont encore plus addicts que nous !
L'auteur conclut qu'on en a perdu notre "faculté
d’émerveillement devant la beauté du monde qui nous a été
donnée, que le productivisme saccage par sa prédation et que le
consumérisme s’efforce de détruire par la banalisation
marchande." De
ce fait, l'art nous sauvera : "l’objecteur
de croissance est aussi nécessairement un artiste. Quelqu’un pour
qui la jouissance esthétique est une part importante de la joie de
vivre. La décroissance doit être un art de vivre, un art de vivre
bien, en accord avec le monde, un art de vivre avec art."
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