Les
autres avaient tout perdu et eux rien, parce qu’on ne perd pas ce
qu’on n’a jamais eu ni voulu avoir.
(Laura
Restrepo, La
multitude errante,
trad. Françoise Prébois, Calmann-Lévy, 2006)
J’ai
enfin pris le temps, juste avant qu’elle ne soit démontée,
d’aller voir au Musée d’Aquitaine l’expo Tromelin,
L’île des esclaves oubliés.
Cette exposition, de nature à la fois historique, archéologique et
sociologique, raconte l’histoire du naufrage de l’Utile,
navire de la Compagnie françaises des Indes orientales, qui, parti
de Bayonne en novembre 1760 pour rejoindre l’île de France (ancien
nom de l’île Maurice), se
brisa sur les récifs coralliens d'un îlot sableux, au
milieu de l’océan Indien, loin
des routes usuelles de navigation (et pour cause, les officiers
voulaient vendre les esclaves à l’île Rodrigues, ce qui n’était
pas prévu par la Compagnie)
avec à son bord 160
esclaves malgaches achetés
en fraude. La cargaison perdue, une grande partie des esclaves noyés
(car enfermés dans les cales), ainsi que quelques marins, car le
naufrage eut lieu de nuit, l’équipage récupéra une partie du
bois de la coque et des ponts et des voiles, refabriqua un radeau
de fortune et regagna Madagascar, laissant 80 esclaves perdus
sur l’îlot désert, avec la promesse de revenir bientôt.
Ce
n’est qu’en 1776 qu’une corvette, commandée
par Tromelin,
gagne enfin l’île pour secourir les derniers survivants :
sept femmes et un enfant de huit mois. Entretemps, les
anti-esclavagistes en France ont commencé à faire entendre leurs
voix (notamment l’abbé Raynal) et ont condamné l’inhumanité
d’avoir laissé sans secours des êtres humains sur un îlot
minuscule (1 km²), à la merci de la soif (l’équipage avait quand
même eu le temps pendant les deux mois de préparation de la
nouvelle embarcation de creuser au puits, à 700 m du campement, qui
donnait une eau saumâtre) et de la faim. Heureusement, l’île
regorgeait de sternes et de grandes tortues marines qui venaient y
pondre leurs œufs, ce qui permit aux naufragés de ne pas périr
tout à fait. Les anciens esclaves refusèrent
d’être reconduites à Madagascar, et
seront déclarées
libres à leur arrivée sur l'île Maurice.
Une
expédition archéologique
« Esclaves oubliés » menée par Max Guérout, ancien
officier de la marine française et directeur des opérations du Groupe de recherche en archéologie navale et Thomas Romon, co-directeur de la mission et archéologue à
l'Inrap,
a lieu en
2006,
sous le patronage de l'UNESCO
et du Comité pour l'histoire et la mémoire de l'esclavage.
L’exposition fait la part belle aux résultats des découvertes.
L’épave de L'Utile
a fait l’objet de fouilles sous-marines, et l'île a été
systématiquement fouillée à la recherche des traces des naufragés
dans le but de mieux comprendre leurs conditions de survie pendant
ces quinze années.
On
a retrouvé le puits de 5 mètres de profondeur, de nombreux
ossements d'oiseaux, de tortues, et de poissons. Loin d’avoir été
écrasés par leur condition d’abandonnés, les esclaves ont essayé
de survivre avec ordre et méthode. On a retrouvé aussi un journal
de bord anonyme, attribué à l'écrivain de l'équipage. On a mis au
jour des soubassements d'habitations fabriquées en grès de sable et
corail, et constaté que les survivants ont ainsi transgressé la
coutume malgache selon laquelle les constructions en pierre étaient
réservées aux tombeaux. On a retrouvé aussi divers ustensiles de
cuisine (gamelles en de cuivre réparées à de nombreuses reprises)
et un galet servant à
affûter les couteaux nécessaires au dépeçage des tortues.
Quant au feu du foyer, il fut maintenu pendant quinze ans grâce au
bois provenant de l'épave, l'île étant dépourvue d'arbres.
Une
deuxième expédition archéologique organisée en 2008 a mis au jour
les restes de deux corps déplacés lors du creusement des fondations
d'un bâtiment de la station météo (installée sur l’île), ainsi
que trois bâtiments construits à l'aide de blocs de corail, dont la
cuisine encore équipée des ustensiles de cuisine : tout cela
témoigne de la capacité des esclaves et de leur énergie à vouloir
survivre. Une
troisième mission archéologique a eu lieu en novembre 2010. Elle a
permis la découverte de trois nouveaux bâtiments et de nombreux
objets, dont deux briquets et des silex, qui ont élucidé la
technique utilisée par les naufragés pour rallumer le feu.
Enfin
une quatrième
expédition a lieu en 2013, qui
a permis de relever de nombreux outils, des foyers et de comprendre
l'aménagement du lieu, réalisé en quatre phases d'habitation.
Bien
évidemment, j’ai été très intéressé par cette histoire, à la
fois parce que je me suis toujours passionné pour les questions
coloniales, le Code noir de Colbert (qui codifie l’esclavage en
1685), l’abolition de 1794, puis le rétablissement de l’esclavage
en 1802 par Bonaparte, encore apprenti-dictateur, l’abolition
définitive de 1848, mais qui ne termine pas – loin de là – la
maltraitance des noirs, notamment en Afrique, avec le système du
travail forcé (que constata André Gide dans ses Voyage
au Congo et Retour
du Tchad), la
décolonisation, le néo-colonialisme, etc... Qu’on s’y intéresse
enfin aujourd’hui, dans une ville comme Bordeaux qui a construit sa
fortune en partie sur la traite négrière, c’est bien, n’en
déplaise à une candidate aux plus hautes fonctions de la
République !
Bibliographie
(livres présentés à
l’expo) :
Sylvain
Savoia Les esclaves
oubliés de Tromelin.
Dupuis. 2015, raconte
l’histoire en bande
dessinée, vue du point
de vue des naufragés,
puis l’histoire des
expéditions archéologiques dans un deuxième temps.
Alexandrine
Racinais, Les
Robinsons de l’île Tromelin,
Belin jeunesse, 2016. Album pour enfants, qui
m’a paru fort intéressant.
Max
Guérout, Thomas Romon, Tromelin
l’île aux esclaves oubliés,
INRAP, CNRS, 2015. Ardu,
mais intéressant.
Max
Guérout, Tromelin,
Mémoire d’une île,
CNRS,
2015.
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