Pour
vivre avec la perte, on prend souvent la fuite, vers rien, n’importe
quoi. Il arrive aussi qu’on parte à la recherche de ce qu’on a
perdu. Vain désir de combler le manque.
(Lyonel
Trouillot, La belle amour humaine,
Actes sud, 2011)
Ah!
le vélo ! Il faisait un temps splendide aujourd’hui. Mon
frère étant hospitalisé de nouveau, après avoir fait les
repérages hier en voiture (la sienne, il m’avait demandé de lui
apporter plein de choses à l’hôpital), je suis allé ce jour le
voir à vélo : 15 km aller, autant retour, c’est que Bordeaux
est une conurbation immense, et que les hôpitaux ont été placés
en périphérie, au-delà de la rocade. Excellent entraînement pour
le futur tour du lac de Genève, et le plaisir, puisqu'il fait beau et chaud, de pédaler les bras nus et de sentir le friselis du déplacement d'air et du vent dans les poils du bras. Bien sûr, je préférerais qu’il
soit chez lui, en bon état, qu’on puisse faire nos parties de scrabble,
ensemble, puis avec les autres résidents. Mais sa santé décline à
grande vitesse, bien qu’il soit résistant et puisse rebondir,
peut-être.
Michel,
mon frère aîné, mais aussi mon presque jumeau, 364 jours d'écart (de 5 à 17 ans,
j’ai fait toute ma scolarité dans la même classe que lui), mon
acolyte, mon alter ego... À
la maison, nous partagions le même lit (il n’y avait pas de
chambre individuelle pour les pauvres de cette époque), au lycée et
à l’internat, il m’a si bien protégé (sans d'ailleurs s'en rendre compte, en tout cas, ça ne semble pas l'avoir frappé, mais moi je le sais !) que je n’ai jamais subi
les bizutages et autres brimades perfides qui atteignaient les
malingres de mon genre, et auxquelles nous assistions, impuissants. Même
étudiants, nous nous nous sommes retrouvés une année pour partager
la même chambre d’étudiants du foyer protestant de Bordeaux, rue Voltaire. Nous allions
ensemble travailler aux Halles (les Capucins) la nuit pour arrondir
notre maigre bourse, lui chez un marchand de poisson (et la
chambre empestait quand il rentrait), moi chez chez un grossiste en
fruits et légumes, de 2 à 7 h du matin tous les vendredis soirs,
nous levant à 1 h du matin et allant manger ensemble uns soupe à
l’oignon dans un troquet des Capucins pour nous préparer à l’épreuve nocturne.
Grain de poussière, le roman autobiographique qui raconte son premier amour et l'échec de ce mariage
Bien
sûr, la vie nous a séparés. Pendant presque une quarantaine
d’années, nous ne nous vîmes plus qu’épisodiquement. D’abord,
il s’est marié, très jeune. J’ai bien connu sa première
femme, qu’il fréquentait pendant notre année commune d’études
supérieures, et qui me plaisait beaucoup aussi. Je suis allé les voir
à Angoulême, où ils vécurent après leur mariage. Puis ce fut le
service militaire et le mariage qui partit à vau-l’eau. J’ai
moins connu sa deuxième femme, même si nous nous arrêtâmes
souvent chez eux, à Bègles, quand nous descendions dans le
Sud-Ouest. Ils eurent deux
enfants, les élevèrent, puis un jour, Michel quitta le domicile
conjugal en abandonnant tout (j'ai pensé à lui en voyant récemment le film géorgien Une famille heureuse, où c'est la femme qui s'en va). Il était proche de la retraite, son
état de santé déclinait déjà, il partit s’installer en
Dordogne, où nous allâmes fréquemment le voir, Claire déjà
malade et moi, déjà retraité.
Puis
il est revenu, un peu contraint et forcé, s’installer à Talence,
dans une RPA. Je me dis parfois que j’ai bien fait de revenir à
Bordeaux pour renouer des liens avec celui qui m’a protégé dans
mon enfance et mon adolescence, pour retrouver aussi notre enfance et
notre adolescence communes, dont curieusement, nous n’avons pas du
tout les mêmes souvenirs. Maintenant, c’est à mon tour de
l’aider, je vais le voir aussi souvent que possible, je passe des
journées avec lui, nous ravivons notre entente d’antan... Nous
n’avons pas changé. Toujours aussi férocement de gauche (il a
voté Poutou, moi Mélenchon), toujours aussi antiracistes (ce qui
remonte à notre enfance, je le raconterai un jour), toujours
prêts à secourir la veuve et l’orphelin !... Un côté
boy-scout un peu dérisoire, mais dans ce monde devenu si cruel pour
les opprimés de toutes sortes, se savoir deux, c’est important.
Au
début du texte, j’étais parti sur le vélo, j’oubliais de dire
que je suis passé chez lui en Dordogne, à vélo, à plusieurs
reprises, notamment lors de ma première cyclo-lecture (2007), puis
lors de ma randonnée de 2014 par les canaux latéral à la Garonne
et du Midi, et retour par le sud du Massif central, l’Aveyron et le
Lot. Mais une autre fois encore, je suis allé lui rendre visite à
vélo, je ne sais plus quand, en 2010 ou 11 peut-être. Bien sûr, ici, à
Talence, je suis souvent allé le voir à vélo (distance de chez
moi : 9 km). Depuis janvier cependant, il m’a confié sa
voiture, qu’il ne peut plus conduire, je fais ses courses, et
j’utilise aussi l’auto pour lui rendre visite, surtout le
mercredi qui est le jour des courses.
Ah !
Michel, nos jeunes sœurs ne te connaissent pas, car tu as quitté la
maison trop tôt, et tu n’y es presque jamais revenu. Mais je ne
sais pas ce que je serai devenu sans toi. J’ai tellement vu des
camarades de lycée brimés, et même brisés, que je me dis parfois
que j’aurais pu être parmi eux ! Mais tu étais là, et
j’étais intouchable ! Je
te souhaite de sortir de ce nouveau mauvais pas.
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