Ce
qui a sur les travailleurs une action beaucoup plus démoralisante
encore, c'est l'insécurité de leur position sociale, la nécessité
de vivre au jour le jour, bref, ce qui en fait des prolétaires.
(Friedrich
Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre,
trad. Gilbert Badia et Jean Frédéric, Ed. Sociales, 1960)
Il
se trouve que ces derniers temps, j'ai lu successivement deux livres
tout à fait édifiants sur la manière dont la société flanque en
l'air la vie des précaires et chômeurs, ces nouveaux prolétaires.
Sandra
Aimard dans Un pavé dans l'édifice (éd. La cause du
poulailler, 2015) nous livre un tableau désolant sur les vicissitudes des exclus, tableau qu'elle arrive pourtant à agrémenter
d'humour (noir) comme l'indiquent plusieurs des titres de chapitres :
ainsi RSA, coucher ou pas coucher That is the question,
démontre que quand on est au RSA, on peut être réveillé et
contrôlé à 7 h du matin, et gare si le contrôleur trouve
quelqu'un d'autre dans votre lit, surtout s'il (ou elle) est aussi au
RSA : "Tout le
monde sait que les pauvres sont des profiteurs, contrairement à
Sarko-Nouille ou à Cahuzac Rappetout and Co, hein ?" La république de la nouilltude
donne des leçons aux malheureux chômeurs : "Tu vas
aller à l’esclavage comme on te le dit, sinon on te coupe les
vivres. Le royaume des pervers narcissiques, qui, à défaut de
pouvoir broyer leur conjoint-e, cassent du pauvre"
et explique les bienfaits du travail féminin : "Ah
! Oui, on a aussi la légende : le travail permet aux femmes de
s’émanciper. Quand on sait que les nazis avaient inscrit « le
travail libère » sur les façades des camps d’extermination,
on a de quoi s’étonner. Pour commencer, il émancipe de quoi ? Du
joug de l’homme",
bienfaits tellement réels : "harcèlements divers
et variés, salaires de misère, la vraie vie, quoi".
La civilisation développée, évoluée et enviable nous dit :
"Heureusement, nous
avons des maîtres à penser ! Ça fait longtemps qu’ils nous
expliquent qu’être quelqu’un de bien, c’est mentir comme un
arracheur de dents, piller, mépriser, faire de l’éducation
sentimentale aux femmes de ménage… et avoir une Rolex à cinquante
ans", ces mêmes maîtres
à penser qui font sentir au chômeur qu'il "reste
un suspect, aussi suivi qu’un détenu (jusqu’à quatre traqueurs
de pauvres sur le dos) et souvent reçu comme un délinquant, avec
menaces à la clé ; on préfèrerait presque être reçu au
commissariat par des flics, des vrais de vrais, eux au moins ne sont
pas déguisés en travailleurs sociaux".
Sandra Aimard, qui aide justement les pauvres – et bénévolement -
dans les redoutables démarches administratives, note que "Si
la religion croissance-productivisme-travaillisme engendrait le
bien-être, notre société ressemblerait au paradis sur terre,
depuis le temps qu’on se prosterne"
devant cette nouvelle sainte trinité ! Un livre qui devrait
être dans toutes les bibliothèques et qui n'est dans aucune !
Avec
Mustapha Belhocine, nous entrons dans une suite de récits racontant
les pérégrinations d'un précaire voulant tout de même travailler,
et enfilant coup sur coup les centaines d'envoi de CV, les
entretiens-bidons, les emplois jetables. Il se trouve que l'auteur,
nous dit l'éditeur Agone, "est
ce qu’on appelle aujourd’hui un « précaire » :
condamné aux contrats courts, il enchaîne des missions d’homme de
ménage au pays de Mickey, de manutentionnaire dans un célèbre
magasin de meubles ou de « gestionnaire de flux » chez
Pôle Emploi – ce dernier poste consistant à renvoyer chez eux les
impudents chômeurs venus faire leurs réclamations en direct plutôt
que sur Internet. Armé
des mots de Bourdieu, d’un bagout sans faille et de réflexes
réfractaires aux ordres illégitimes, il opère de lucides coups de
sonde dans les bas-fonds de l’exploitation moderne. Contrairement à
Florence Aubenas ou à Günter Wallraff, journalistes s’étant
glissés dans la peau de précaires"
[ce qui n'enlève rien à la qualité de leurs ouvrages, Le
quai de Ouistreham et
Tête de Turc],
"Belhocine
est un précaire par nécessité économique, qui écrit ce qu’il
vit pour consigner les cadences, les vexations et la pénibilité,
mais aussi faire éclater le ridicule, jusque dans sa langue, d’une
organisation sociale exigeant de ses « castmembers
opérationnels et motivés » d’avoir le « sens du
jeu »."
Chez
Eurodisneyland, il note qu'il y a eu un "accord
du gouvernement sur quelques aménagements du droit du travail
et du mode de recrutement",
comme quoi le démantèlement du droit du travail ne date pas
d'aujourd'hui : mais que n'accepterait-on pas pour créer des
emplois de merde ? Dans le magasin de meubles, il note à propos
de la directrice que, à l'entendre, sa
réussite , "c'était le fruit de beaucoup de travail, d'abnégation et
de sacrifices".
Selon lui, "il
faudrait ajouter le zèle, le mensonge, la délation, exceller à
d'innombrables jeux de stratégie, assez pour devenir un dominant
parmi les dominants".
Car il n'a pas les yeux dans sa poche, Mustapha. Dans cette même boîte, non
seulement le personnel n'était pas respecté, mais les normes de
sécurité n'étaient pas respectées non plus : "sans
parler des lichettes d'amiante qu'on se tapait, les issues de secours
n'étaient pas accessibles et les bornes incendie enfouies sous des
tonnes de marchandises – il suffisait juste de faire place nette
lors des visites des commissions de sécurité (je l'ai moi-même
vécu) et puis ça repartait de plus belle".
Il quittera le magasin sur un coup d'éclat : "Bref,
j'avais fait peur à un patron pendant deux ou trois heures. Ce
n'était pas grand-chose, mais c'était cool, le personnel m'avait
élevé au rang de héros, adulé comme une rock star".
C'est que personne jusque-là n'avait osé dire son fait à la
directrice.
Il
note aussi que "Les
conditions de travail étaient dures, très dures. Le repos de ton
âme dépendait surtout du chef d'équipe sur lequel tu tombais (ou
avec qui tu t'acoquinais) : ils avaient en commun d'être
colériques, parfois hystériques, la caricature du petit chef à la
botte du patron".
De même, "Si on
prend à la lettre le sens de la justice sociale ou même le respect
d'autrui, on démissionne de tous les boulots dans les cinq premières
minutes". Donc il faut savoir se taire et encaisser. Quant à
son passage chez Pôle emploi où il arrive à dégoter un job
temporaire, ils constate que les malheureux qui y viennent "ne
savent pas que cette institution qui se dit au cœur de la protection
sociale est surtout le cœur du développement des inégalités".
C'est
que c'est terrible d'être pauvre et, plus encore, chômeur ; "La
honte est un sentiment récurrent quand on est dans la précarité".
D'ailleurs, "Tout
est fait pour qu'on ne puisse pas s'en sortir ! Quand on cherche
un taf, faut avoir une bonne liquette, faire des photocopies, imprimer
son CV (on est censé pouvoir le faire au Pôle emploi, quand la
machine fonctionne ou quand elle n'est pas volontairement éteinte
par les employés), avoir une connexion Internet chez soi, un
ordinateur en état de marche, se faire régulièrement rafraîchir
les tifs – mais tout ça a un coût non négligeable".
Bref, il comprend que certains finissent par boire ou par sombrer
dans la délinquance, option que personnellement, il a mise de côté.
"Tout d'abord parce
que je n'ai jamais été initié, ensuite parce que je suis con :
j'ai une morale, j'ai toujours fait traverser les grands-mères,
rapporté les portefeuilles aux objets trouvés, et je crois que Bien
mal acquis ne rapporte jamais".
Comme
celui de Sandra Aimard, Précaire ! est un livre
exceptionnel, d'une écriture sèche et féroce, qui dénonce l'horreur de la chasse à l'emploi
et l'incompétence, pour ne pas dire l'ignominie de nos gouvernants (et de leurs chères
classes moyennes qu'ils ne cessent de choyer) et du capitalisme :
arriveraient-ils, eux, à subsister avec moins de 500 € par mois ?
Poser la question, c'est y répondre !
Et dire que certains prétendent que les classes sociales n'existent plus ! En tout cas, précaires, rsaïstes (ex-rmistes) et chômeurs sont, avec les réfugiés de toute sorte, les prolos d'aujourd'hui. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'ils n'existent pas.
Et dire que certains prétendent que les classes sociales n'existent plus ! En tout cas, précaires, rsaïstes (ex-rmistes) et chômeurs sont, avec les réfugiés de toute sorte, les prolos d'aujourd'hui. Et qu'on ne vienne pas nous dire qu'ils n'existent pas.
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