samedi 11 juin 2016

11 juin 2016 : le foot et moi


Adaptation. Notre sacro-sainte vertu quotidiennement priée, rituellement invoquée, joker pour un certain nombre de cruautés sociales, l'adaptation, mère de toutes les ruses.
(Nicole Caligaris, Les chaussures, le drapeau, les putains, Verticales, 2003)

Retour de Poitiers hier au soir dans un train pris d'assaut par des hordes de barbares : les supporteurs de foot, en l'occurrence des Gallois, pour un prochain match à Bordeaux. C'est la première fois que je croise cette engeance de près, ils étaient une douzaine dans mon wagon. Ils avaient dévalisé le bar : plus la peine de vouloir y acheter une bière, il n'y en avait plus. Ça gueulait, et je regrettais de n'avoir point emporté des bouchons auriculaires. Le plus drôle, c'est que sont montés à Angoulême deux jeunes Mormons en chemise blanche et cravatés, qui se sont installés juste derrière un groupe de quatre supporteurs hilares et à moitié ivres. Voilà-t-y pas que les-dits Mormons se mettent à leur parler, et que peu à peu, le mot God arrive dans la conversation. J'en ai posé mon bouquin, d'ailleurs difficile à lire dans ce brouhaha, et j'ai écouté, car les Mormons parlaient un anglais (américain ?) très pur et très distinct pour moi. En gros, ils leur disaient la même chose que je venais de lire dans le n° de Réforme cette semaine : Jean-Louis Étienne, le solitaire des glaces, estime qu'on "aurait tort de se passer de l'idée de Dieu. […] je crois que la vie n'est pas le fruit du hasard". Trois des quatre Gallois ont fui pour cuver leur cuite ailleurs, mais un quatrième est resté, que je comprenais moins bien, mais qui était prêt à discuter. Les deux jeunes Mormons étaient enjoués, souriants, les trois se sont serré la main à l'arrivée à Bordeaux.


Ce matin, je suis allé chez l'ophtalmo pour mon contrôle (aïe : il me propose d'opérer l'autre œil le 12 juillet). Les trottoirs autour des bars près de la mairie sont surchargés de supporteurs gallois déjà bien éméchés, et il n'est que midi, le match est à 18 h. Ça promet ! Et ça confirme que l'individu d'aujourd'hui, "politiquement passif et consommateur effréné de tout ce qui existe [fuit] dans un déni infantile les responsabilités que lui donne son extraordinaire liberté, croyant faire ce qu'il veut en faisant comme tout le monde" (La décroissance, n° de juin 2016), en adepte de la servitude volontaire que dénonçait il y a cinq siècles La Boétie, l'ami de Montaigne. Entre ces beuveries inconsidérées de soi-disant sportifs et l'absurde musique (???) qui circule dans les écouteurs des sourdingues qui nous entourent et à qui on ne peut plus demander un renseignement sans être obligé de leur taper sur l'épaule, on a envie de faire retraite dans un monastère, ou dans une thébaïde au milieu des bois, ou sur un cargo !
Comme me dit l'amie Odile, "notre temps est passé, il est temps de partir !"
Et dire que pourtant, "le monde entier est aimanté par ce fantasme de la corne d'abondance et de puissance démultipliée pour tous grâce aux technologies. C'est ce que montrent les migrations humaines vers l'eldorado occidental, qui iront en s'accentuant avec l'effacement des limites et des frontières […] illusion dans un monde irréel [alors que] la plus grande richesse, c'est d'avoir le moins possible de besoins" (La décroissance, même n°). On vit dans la stimulation pulsionnelle permanente alimentée par ces grand-messes télévisuelles (Roland Garros, Euro 2016, Tour de France, JO de Rio, vont se succéder pendant trois mois et meubler notre intense vide spirituel) en même temps que dans la tyrannie de l'immédiateté : à l'atelier d'écriture ce matin (avant l'ophtalmo), les femmes (je suis le seul homme et, forcément, je suis censé savoir) m'ont demandé les résultats du match d'hier soir. Je leur ai bien dit que je le savais grâce à la radio écoutée en petit-déjeunant, mais que je ne regarderai aucun match, ne voulant pas empiéter sur mes temps de jeu (avec mon frère et les résidents de son foyer-logement, mes visiteurs chez moi), de rêve (ben oui, je rêve encore, même si je dis que mon temps est fini), de lecture (j'ai besoin de vie intérieure), d'activité physique (j'ai aussi besoin de vie extérieure, et donc de marche à pied et de vélo), d'amitié (à la rigueur, je pourrais regarder un match de foot avec quelqu'un, mais tout seul ???), d'écriture aussi, enfin de tout ce qui fait partie du développement normal d'une personne, fût-elle d'un âge avancé comme le mien : j'ai encore besoin d'apprendre – je me suis d'ailleurs inscrit à un stage intensif d'espagnol débutant, que je commence lundi, pendant deux semaines. Pourvu qu'on n'y parle pas foot !


Bref, je boycotte cette dictature du marché, et c'est mon droit !

*              *              * 

Et, pour achever cette chronique, quelques extraits d'une nouvelle autobiographique sur le football (jamais publiée) :
[Sélection des joueurs] :
Les capitaines de chaque équipe se plaçaient à trois pas l’un de l’autre, puis avançaient chacun son tour en posant un pied juste devant l’autre jusqu’à se rejoindre. Celui qui, avec son dernier pas, recouvrait le pied de l’autre, avait le droit de choisir en premier un joueur pour son équipe, ensuite, c’était l’autre qui en choisissait un, et ainsi de suite chacun à son tour, jusqu’à épuisement des candidats au jeu. Bien entendu, les meilleurs joueurs étaient sélectionnés en premier, mais malgré tout, c’était à qui gueulait le plus fort pour être choisi, et vite, dans la supposée “meilleure” équipe. Moi aussi, du haut de mes neuf ans, je criais, pour éviter la honte d’être pris en dernier. Eh bien, me croira-t-on ? C’était toujours sur moi que ça tombait, et il fallait, en plus, voir la mine de dégoût des joueurs de l'équipe où j'atterrissais.
[Le ballon et moi] :
Surtout, le ballon me faisait très peur, et quand il arrivait vers moi, je me hâtais de le renvoyer au plus vite, presque en fermant les yeux. Mais le plus souvent, je m’efforçais en priorité de ne pas me trouver sur son chemin, et faisais souvent un écart pour le laisser aux autres, de la même manière que les écarteurs (que j’admirais beaucoup lors des courses landaises) évitaient la vache en la laissant passer à côté d’eux. Et tant pis si on me traitait d’ “abruti, la passe était pour toi !”
[en désespoir de cause, on me met dans les buts] :
pour moi qui avais peur du ballon, ce rôle de goal était très dur ; il me semblait que les adversaires prenaient un malin plaisir à me tirer dessus ! Si, bien sûr, ça me permettait de temps à autre (rarement) de faire un bel arrêt, le plus souvent, les tirs tendus me faisaient très mal aux mains ou aux tibias, et on comprend qu’il m’arrivait de laisser le ballon filer plutôt que de l’arrêter !
[pensant que ça pourrait pas être pire, on me met avant] :
le plus étonnant, c’est que toujours, j’étais marqué de près par un gars de l’équipe adverse, comme si j’étais un redoutable joueur ! J’aurais tant voulu, comme je le voyais parfois à la télévision, conquérir le ballon, foncer en dribblant vers le goal et, d’une feinte habile, shooter en ajustant un tir dans le coin des filets ! Mais hélas, ce rêve inaccessible n’arrivait jamais…



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