Adaptation.
Notre sacro-sainte vertu quotidiennement priée, rituellement
invoquée, joker pour un certain nombre de cruautés sociales,
l'adaptation, mère de toutes les ruses.
(Nicole
Caligaris, Les
chaussures, le drapeau, les putains,
Verticales, 2003)
Retour
de Poitiers hier au soir dans un train pris d'assaut par des hordes
de barbares : les supporteurs de foot, en l'occurrence des
Gallois, pour un prochain match à Bordeaux. C'est la première fois
que je croise cette engeance de près, ils étaient une douzaine dans mon wagon.
Ils avaient dévalisé le bar : plus la peine de vouloir y
acheter une bière, il n'y en avait plus. Ça gueulait, et je
regrettais de n'avoir point emporté des bouchons auriculaires. Le
plus drôle, c'est que sont montés à Angoulême deux jeunes Mormons
en chemise blanche et cravatés, qui se sont installés juste
derrière un groupe de quatre supporteurs hilares et à moitié
ivres. Voilà-t-y pas que les-dits Mormons se mettent à leur parler,
et que peu à peu, le mot
God
arrive dans la conversation. J'en ai posé mon bouquin, d'ailleurs
difficile à lire dans ce brouhaha, et j'ai écouté, car les Mormons
parlaient un anglais (américain ?) très pur et très distinct pour moi. En gros,
ils leur disaient la même chose que je venais de lire dans le n° de
Réforme
cette semaine : Jean-Louis Étienne,
le solitaire des glaces, estime qu'on "aurait
tort de se passer de l'idée de Dieu. […] je crois que la vie n'est
pas le fruit du hasard".
Trois des quatre Gallois ont fui pour cuver leur cuite ailleurs, mais un
quatrième est resté, que je comprenais moins bien, mais qui était
prêt à discuter. Les deux jeunes Mormons étaient enjoués,
souriants, les trois se sont serré la main à l'arrivée à
Bordeaux.
Ce matin,
je suis allé chez l'ophtalmo pour mon contrôle (aïe : il me propose
d'opérer l'autre œil
le 12 juillet). Les trottoirs autour des bars près de la mairie sont surchargés de supporteurs gallois déjà bien éméchés, et il n'est que
midi, le match est à 18 h. Ça
promet ! Et ça confirme que l'individu d'aujourd'hui,
"politiquement
passif et consommateur effréné de tout ce qui existe [fuit] dans un
déni infantile les responsabilités que lui donne son extraordinaire
liberté, croyant faire ce qu'il veut en faisant comme tout le monde"
(La
décroissance,
n° de juin 2016), en adepte de la servitude volontaire que dénonçait
il y a cinq siècles La Boétie, l'ami de Montaigne. Entre ces
beuveries inconsidérées de soi-disant sportifs et l'absurde musique
(???) qui circule dans les écouteurs des sourdingues qui nous
entourent et à qui on ne peut plus demander un renseignement sans
être obligé de leur taper sur l'épaule, on a envie de faire
retraite dans un monastère, ou dans une thébaïde au milieu des
bois, ou sur un cargo !
Comme
me dit l'amie Odile, "notre temps est passé, il est temps de
partir !"
Et
dire que pourtant, "le
monde entier est aimanté par ce fantasme de la corne d'abondance et
de puissance démultipliée pour tous grâce aux technologies. C'est
ce que montrent les migrations humaines vers l'eldorado occidental,
qui iront en s'accentuant avec l'effacement des limites et des
frontières […] illusion dans un monde irréel [alors que] la plus
grande richesse, c'est d'avoir le moins possible de besoins" (La
décroissance,
même n°). On vit dans la stimulation pulsionnelle permanente alimentée par
ces grand-messes télévisuelles (Roland Garros, Euro 2016, Tour de
France, JO de Rio, vont se succéder pendant trois mois et meubler notre intense vide spirituel) en même temps que dans la tyrannie de
l'immédiateté : à l'atelier d'écriture ce matin (avant l'ophtalmo), les femmes
(je suis le seul homme et, forcément, je suis censé savoir) m'ont
demandé les résultats du match d'hier soir. Je leur ai bien dit que
je le savais grâce à la radio écoutée en petit-déjeunant, mais que je ne regarderai
aucun match, ne voulant pas empiéter sur mes temps de jeu (avec mon
frère et les résidents de son foyer-logement, mes visiteurs chez
moi), de rêve (ben oui, je rêve encore, même si je dis que mon
temps est fini), de lecture (j'ai besoin de vie intérieure),
d'activité physique (j'ai aussi
besoin de vie extérieure, et donc de marche à pied et de vélo),
d'amitié (à la rigueur, je pourrais regarder un match de foot avec
quelqu'un, mais tout seul ???), d'écriture aussi, enfin de tout ce
qui fait partie du développement normal d'une personne, fût-elle
d'un âge avancé comme le mien : j'ai encore besoin d'apprendre
– je me suis d'ailleurs inscrit à un stage intensif d'espagnol
débutant, que je commence lundi, pendant deux semaines. Pourvu qu'on n'y parle pas foot !
Bref,
je boycotte cette dictature du marché, et c'est mon droit !
* * *
Et,
pour achever cette chronique, quelques extraits d'une nouvelle
autobiographique sur le football (jamais publiée) :
[Sélection
des joueurs] :
Les
capitaines de chaque équipe se plaçaient à trois pas l’un de l’autre,
puis avançaient chacun son tour en posant un pied juste devant l’autre jusqu’à
se rejoindre. Celui qui, avec son dernier pas, recouvrait le pied de
l’autre, avait le droit de choisir en premier un joueur pour son
équipe, ensuite, c’était l’autre qui en choisissait un, et
ainsi de suite chacun à son tour, jusqu’à épuisement des
candidats au jeu. Bien entendu, les meilleurs joueurs étaient
sélectionnés en premier, mais malgré tout, c’était à qui
gueulait le plus fort pour être choisi, et vite, dans la supposée
“meilleure” équipe. Moi aussi, du haut de mes neuf
ans, je criais, pour éviter la honte d’être pris en dernier. Eh
bien, me croira-t-on ? C’était toujours sur moi que ça
tombait, et il fallait, en plus, voir la mine de dégoût des joueurs de
l'équipe où j'atterrissais.
[Le
ballon et moi] :
Surtout,
le ballon me faisait très peur, et quand il arrivait vers moi, je me
hâtais de le renvoyer au plus vite, presque en fermant les yeux.
Mais le plus souvent, je m’efforçais en priorité de ne pas me
trouver sur son chemin, et faisais souvent un écart pour le laisser
aux autres, de la même manière que les écarteurs (que j’admirais
beaucoup lors des courses landaises) évitaient la vache en la
laissant passer à côté d’eux. Et tant pis si on me traitait d’
“abruti, la passe était pour toi !”
[en
désespoir de cause, on me met dans les buts] :
pour
moi qui avais peur du ballon, ce rôle de goal était très dur ;
il me semblait que les adversaires prenaient un malin plaisir à me
tirer dessus ! Si, bien sûr, ça me permettait de temps à
autre (rarement) de faire un bel arrêt, le plus souvent, les tirs tendus me
faisaient très mal aux mains ou aux tibias, et on comprend qu’il
m’arrivait de laisser le ballon filer plutôt que de l’arrêter !
[pensant
que ça pourrait pas être pire, on me met avant] :
le
plus étonnant, c’est que toujours, j’étais marqué de près par
un gars de l’équipe adverse, comme si j’étais un redoutable
joueur ! J’aurais tant voulu, comme je le voyais parfois à la
télévision, conquérir le ballon, foncer en dribblant vers le goal
et, d’une feinte habile, shooter en ajustant un tir dans le coin
des filets ! Mais hélas, ce rêve inaccessible n’arrivait
jamais…
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