Avons-nous
à ce point désappris à dire ?
(Christiane
Taubira,
Murmures à la jeunesse,
Philippe Rey, 2016)
Il
faut parfois du courage pour quitter une fonction officielle... et
tous les avantages qui vont avec. Mais il faut aussi savoir dire ;
« Non ! » quand on n'est plus d'accord ; à
force de compromis, à force d'avaler des couleuvres, on y perd son
âme et sa conscience. Christiane Taubira, qui était l'honneur de ce
gouvernement, une des rares à savoir parler (sans dire des propos
convenus), à savoir écrire (et ce livre résonne comme une sorte de
superbe testament), a préféré partir que de continuer dans le désaccord et
la cacophonie. Victime du racisme ordinaire et viscéral de la droite
dont elle fut la bête noire depuis le début, et peut-être de
celui, plus insidieux, de la gauche bobo, qui n'en finit pas de
tourner en rond dans l'autosatisfaction béate et supporte mal
l'intelligence et la culture quand elles viennent d'outre-mer.
À
l'inverse d'un Valls et de son désormais célèbre (et funeste)
« expliquer, c'est déjà un peu excuser » (je cite de
mémoire), Taubira pense que "oui,
il faut comprendre pour anticiper et ramener du sens au monde".
Il faut en tout cas décrypter l'intelligence "méphistophélique"
(rappelons que Méphisto est le nom du diable dans le Faust
de Goethe) des donneurs d'ordre de l'État
islamique, cette "intelligence
hypnotique qui exalte les âmes disloquées, fait cas de toute folie
destructrice, s'empare de tout crime, même inachevé, adoube tout
forcené, pourvu qu'il soit fanatique et cruel, frappe à l'aveugle
et de façon imprévisible de sorte à semer horreur et panique".
Plus loin, elle assure : "Quelle
puissance dévastatrice ! Mais aussi, quelle puissance tout
court, pour ainsi fasciner, ensorceler, envoûter ces dizaines de
milliers de jeunes qui savent si peu de la vie, n'en sont qu'à
l'orée et néanmoins abdiquent toute curiosité et toute appétence
pour ses promesses et ses imprévus, en acquiesçant à désirer la
mort aussitôt l'avoir semée".
Et
cependant, elle note qu'il est "impossible
que nous soyons innocents de l'état du monde, des inégalités, des
prédations qui perdurent, du détournement des richesses, des
connivences en corruption, de l'oppression des femmes, de la
persistance des maladies de la misère, des faibles progrès en
éducation, de la prolifération des armes, de la dégradation de
paysages, de la confiscation de territoires, des déprédations sur
des lieux de vie".
Ce qui n'excuse en rien, bien entendu, ceux qui se dévoient dans le
terrorisme aveugle, car "bien
que pouvant être accablant, le contexte économique, les conditions
sociales, le cadre familial, l'environnement culturel, l’humiliation
fréquente ne conduisent pas inévitablement à ces dévoiements »,
et heureusement. Ce n'est qu'une minorité : mais faut-il faire
peser sur toute la communauté dont ils sont issus le poids de ces
dévoiements ? Car il y a là "une
menace : celle que les obsédés de la différence, les
maniaques de l'exclusion, les obnubilés de l'expulsion feront peser,
et le font déjà par leurs déclarations paranoïaques et
conspirationnistes sur ceux qu'ils ne perçoivent que comme la
cinquième colonne".
Il
faudrait refonder la République, la rendre plus accueillante,
généreuse, vraie. Sinon, "Faute
de fabriquer une appartenance plausible et accueillante, la
République laisse du champ à l’endoctrinement par les
marionnettes sans scrupules qui, bafouant toute probité, parviennent
à berner les esprits désemparés en assénant : Vous
ne serez plus jamais algériens, marocains, tunisiens, maliens,
sénégalais, et vous ne serez jamais français. Soyez musulmans,
c’est votre seule identité stable et légitime".
Christiane Taubira rappelle la phrase que Frantz Fanon rapportait au
début des années en s'adressant aux colonisés : « Quand
vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de
vous ». Remplaçons juifs par musulmans, et le tour est vite
joué, car malheureusement, le racisme est un serpent qui se mord la
queue et tourne en rond.
Refonder
la République, c'est la pousser à "être
mieux qu'une incantation, mieux qu'un totem, à se décliner sur tous
les territoires, dans le quotidien, l'ordinaire et même
l'extraordinaire de chaque citoyen".
Car notre République, "malgré
cette altération passagère",
ne peut pas "s'exempter
d'être ou de redevenir le gîte, le havre, la maison commune, et
[de] recommencer à donner hospitalité, pour de vrai, à chacun de
ses enfants".
Refonder la nation aussi sur des bases nouvelles, non pas sur "le
nationalisme, crispé, soupçonneux, souvent haineux, voyant et
traquant des ennemis partout, au-dehors au-dedans",
mais sur un "patriotisme
qui consiste à exprimer son attachement à son pays pour ce qu'il
est et pour la part qu'il prend à hauteur du monde dans les progrès
qui épanouissent la personne et élèvent la société".
Ne pas revenir au temps tragique où "il
s'est trouvé des citoyens pour se livrer à la délation".
Alors,
peut-être pourrons-nous dégager des perspectives, "une
voie d'avenir fidèle à cet ancrage et échappant à la tyrannie du
présent, tout en tirant conséquence du contexte, de la conjoncture,
de l'état d'esprit, de l'état du monde, des nécessités
politiques".
La tyrannie du présent, c'est justement de "s'accommoder
de ces inégalités ordinaires qui s'immiscent dans toutes les
fissures, les creux et les failles du droit contre la force, dans
l'incessante confrontation entre puissance financière et puissance
publique, dans les effets toxiques de la cooptation, la morgue des
entre-soi".
C'est aussi créer des lois dans l'urgence (le fameux état
d'urgence), notamment sur la déchéance de nationalité, qui font
dire à l'auteur : "Une
pensée me taraude. Même dans quinze, vingt ans ou plus, la seule
idée qu'une personne pourrait, du fait de sa double nationalité,
être bannie à tort de la communauté nationale, ou en être
apeurée, me paraît terrifiante".
Ce que je pense moi-même tout bas, et j'espère, sans en être sûr, que nous sommes nombreux dans ce cas !
Enfin,
comprendre, analyser, c'est s'attacher aux causes des
"incompréhensions
primordiales : comment l'enfermement buté dans des cultures
ataviques à racine unique nourrit l'exécration de ce qui bouge et
qui dérange. […] ceux qui sont effrayés par la diversité et
l'imprévisible du monde haïssent tout ce qui est différent,
ouvert, inhabituel. […] Un temps, c'est le Juif, un autre c'est
l'Arabe, puis le nègre, puis le musulman, après ou avant c'est la
femme, ensuite l'homosexuel, puis le binational..."
On
le voit, cet essai très bref (90 pages) est un bréviaire pour
l'avenir : elle pense avoir la "légitimité qui [l']autorise
à [s']adresser à vous, jeunes gens, jeunes filles, en aînée
responsable et avec tendresse". Le livre est d'une hauteur de
vue qui étonne aujourd'hui, où hommes et femmes politiques,
obnubilés par les médias et l'instantanéité, ne prennent guère
le temps de réfléchir, ni de lire. Christiane Taubira, femme de
culture, s'appuie sur un grand nombre d'auteurs, de Victor Hugo à
Albert Camus, en passant par Abd El Kader, Édouard Glissant,
Joris-Karl Huysmans, Fernand Braudel, Paul Éluard, Mahmoud Darwich,
Aimé Césaire, Abdellatif Laâbi, Frantz Fanon, René Char, Nazim
Hikmet, Louis Aragon, Pablo Neruda, aussi bien que sur des
chanteurs : Nina Simone, Georges Brassens, Billie Holiday, Ella
Fitzgerald, Jacques Brel, Jean Ferrat, Oum Kalthoum, Juliette Gréco,
Maxime Le Forestier, Claude Nougaro, ou que sur des personnages
historiques : l'abbé Grégoire, Lamartine, Victor Schoelcher,
ou ceux qui œuvrèrent dans la Résistance aux nazis.
Taubira à New York le 30 janvier 2016 (crédit : ZUMA Wire/ZUMA/REA)
Magnifique
livre qui s'adresse à des lecteurs : mais ceux-ci existent-ils
encore ? Texte
de réflexion et d'écoute : mais qui réfléchit encore dans un monde où on ne
regarde pas plus loin que sa main, qui écoute encore dans un monde où les oreilles sont bouchées par la cacophonie ambiante (et par des écouteurs) ? Texte beau, juste,
salutaire : mais qui recherche la beauté, la justice (et la
justesse), le salut, dans un monde vidé de préoccupations
spirituelles ?
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