Oui,
donc, j'estime qu'il est important de reconnaître dans quelle mesure
le racisme est attisé aujourd'hui par la "guerre
contre la terreur".
(Angela
Davis, Les goulags de la démocratie : réflexions et
entretiens, trad. Louis de Bellefeuille, Au diable vauvert, 2006)
Dans
notre triste période qui a engendré la "guerre
contre la terreur",
le livre d’Angela Davis Les
Goulags de la démocratie
(beau titre français volontairement plus provocateur que l'original : Abolicion démocracy : beyond Empire, prisons and torture), nous montre le rôle que
joue la prison aux USA (et par extension, dans le reste du monde, en
France notamment) dans la reproduction du racisme et dans la
répression politique. On notera qu'Angela
Davis peut se permettre plus que toute autre d'évoquer le système
carcéral. Recherchée comme beaucoup de militants noirs radicaux par
le FBI, elle fut condamnée à la peine capitale, puis acquittée en
1972 après seize mois de détention, sous la pression d'un mouvement
international connu sous le nom de Free
Angela and all political prisoners.
Cette connaissance de la prison par l'intérieur l'a amenée à
réfléchir profondément sur l'institution carcérale devenue
complexe carcéro-industriel selon elle (à comparer avec le complexe
militaro-industriel), et à faire le lien, qui lui paraît évident,
entre
criminalisation
et racialisation.
Sa
formation de philosophe
lui paraît offrir "une
position avantageuse à partir de laquelle on peut formuler des
questions"
que les sciences sociales peinent à entrevoir.
Dans
ce livre d'entretiens réalisés à la suite des révélations de
février 2006 sur l’usage intensif de la torture par l'armée
américaine à Guantanamo et Abou Ghraib, Angela Davis analyse les
traitements des prisonniers dans les établissements pénitentiaires
ordinaires, avec leur cortège de racisme institutionnalisé (qu'elle
a bien perçu, en tant que noire en prison), de coercitions sexuelles
(notamment envers les femmes, là, c'est la féministe et prisonnière qui parle), et
les liens avec la pauvreté…
Elle
revient sur la période historique qui vit l'abrogation de
l'esclavagisme pour montrer que l'esclavage a continué de durer sous
d'autres formes, notamment par l'emprisonnement massif de la population noire (au moins 50% des détenus sont des noirs),
qui entraîne le retrait du droit de vote des prisonniers, et elle
rappelle que "Bush n’aurait pas été élu si l’on avait
permis aux prisonniers de voter", et la perpétuation de la
peine de mort aux USA. Elle note même : "Je soutiens, par
exemple, que l'explication la plus convaincante de la perpétuation
systématique de la peine de mort aux États-Unis – cas unique à
cet égard parmi les pays industrialisés du monde – est le racisme
qui associe la peine de mort à l'esclavage. Il découle notamment
d'une telle analyse que nous devons changer notre manière de
réfléchir aux mécanismes du racisme structurel contemporain –
lequel peut faire mal aux blancs comme aux personnes de couleur,
lesquelles sont, bien entendu, les cibles principales".
Elle
ajoute, passant du plan historique aux répercussions actuelles :
"Les lynchages ont également contribué à valider la peine
capitale, qui était l'objet de controverses depuis la période
révolutionnaire. J'estime que la peine de mort et le lynchage sont
très étroitement associés, surtout lorsqu'on considère qu'ils
tirent tous deux leurs origines de l'esclavage et que la mort
infligée par la collectivité était – et est encore – beaucoup
plus susceptible d'être justifiée lorsque le cadavre est noir que
lorsqu'il est blanc". Enfin, ajoute-t-elle : "pour
abolir entièrement les conditions oppressives engendrées par
l'esclavage, il eut fallu créer de nouvelles institutions
démocratiques. Mais parce que cela ne s'est pas produit, les Noirs
ont été soumis à de nouvelles formes d'esclavage – en allant de
la servitude par endettement et du système de louage des détenus
jusqu'à un système éducatif ségrégué et de seconde classe".
un lynchage en 1920 au Texas
(cliché Wikipedia)
Elle
montre ce qu'est en réalité la société états-unienne, et comment
on y résout la question sociale : "Voilà
la logique de ce qu'on a appelé la boulimie d'emprisonnement. Au
lieu de construire des maisons, jetons les sans-abri en prison. Au
lieu de développer le système éducatif, jetons les analphabètes
en prison. Jetons en prison ceux qui perdent leur travail à cause de
la désindustrialisation, de la mondialisation du capital et du
démantèlement de l’état providence. Débarrassons-nous de tous
ces gens-là. Libérons la société de toutes ces populations dont
on peut se passer. En vertu de cette logique, la prison devient un
moyen de faire disparaître les problèmes sociaux sous-jacents
qu’ils incarnent".
D'ailleurs, tout cela vient de loin : "le
recours excessif à l'emprisonnement est une conséquence de
l'érosion des perspectives éducatives, lesquelles s'amenuisent à
leur tour lorsque l'emprisonnement est utilisé comme fausse solution
à la médiocrité du système d'éducation public. La persistance de
la pauvreté dans le cœur du capitalisme planétaire engendre une
accroissement des populations carcérales, qui alimente à son tour
les conditions qui reproduisent la pauvreté".
Par
ailleurs, l'armée sert aussi de voie de garage, prétendument
niveleuse, aux jeunes noirs : "En
fait, de nombreux jeunes qui s’engagent dans l’armée – en
particulier parmi les jeunes de couleur – le font souvent pour
échapper à une trajectoire de pauvreté, de toxicomanie et
d’analphabétisme qui les mènerait directement en prison. Brève
observation, enfin, dont les implications sont énormes. Au moins une
entreprise de l’industrie de la défense a recruté activement de
la main-d’œuvre carcérale. Représentez-vous cette image : des
prisonniers fabriquent des armements qui aident le gouvernement dans
sa quête de domination mondiale".
Et les États-Unis
exportent vers le reste du monde leur modèle de complexe carcéral.
Elle ajoute à propos de l'armée : "Cette
idée de l'institution militaire considérée comme une institution
qui nivelle, institution qui fait de tous ses membres des égaux, est
effrayante et dangereuse, car force est de conclure qu'il s'agit de
l'égalité des chances pour tuer, pour torturer, pour pratiquer la
coercition sexuelle" (cf ce qui s'est passé à Abou Ghraib).
Aucun
doute pour Angela Davis.Il y a des liens étroits entre politique
carcérale et politique étrangère : on exporte les mauvais
traitements, les viols des détenus et autres techniques
de châtiment issus de l’institution de la prison américaine et
directement reliés à la manière dont on traitait auparavant les esclaves.
Et tout cela est même dévoyé avec les prisons en terre étrangère
(Guantanamo, Abou Ghraib) où ne s'appliquent plus les garanties de
droit du sol américain : absence d'avocat, tortures diverses.
Ce qui permet au gouvernement de cacher des faits ou de se dédouaner
à bon compte. Elle en appelle au fascisme : "J'utilise
le terme de fascisme en connaissance de cause. Je ne l'ai jamais
employé à la légère. Mais comment définir autrement la torture,
l'abandon et la dépravation qu'on fait subir aux détenus à
Guantanamo – des personnes qui ont été arrêtées pour la seule
raison qu'elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Des
enfants ont été emprisonnés pendant des années, coupés de leurs
familles, à un endroit où, selon les plus hauts fonctionnaires, ils
n'ont pas droit à un avocat parce qu'ils ne sont pas sur sol
états-unien".
Avec
les médias qui font régner la peur ("Il
importe également de tenir compte du contexte social dans lequel les
images sont produites et consommées"),
on est entré dans un engrenage qui nous fait nous demander à quel
type de "démocratie
auquel on nous demande de consentir".
Angela Davis note à propos de l'Irak : "Quel
genre de démocratie est disposée à traiter des êtres humains
comme des déchets ?"
Elle rappelle le simple bon sens qui veut
qu’une démocratie ne peut émerger de l’oppression d’un groupe
par un autre. Et que le souci de sécurité, constamment véhiculé
par les médias, permet de dissimuler en fait une toute autre chose :
"Cette
idée fixe de la sécurité comme outil de maintien de l'ordre à
l'intérieur et à l'extérieur du pays contribue à fabriquer la
peur ubiquiste, laquelle incite les gens à négliger les aspects de
la sécurité qui exigent qu'on se soucie de questions telles que les
soins de santé, l'éducation et le logement, par exemple".
Angela Davis à l'Université de Bogota en 2010
(cliché Wikipedia)
Toujours
fidèle à ses engagements révolutionnaires de jeunesse, Angela
Davis prône "d’autres
versions de la démocratie [...] dans lesquelles les problèmes
sociaux qui ont permis l’émergence du complexe carcéro-industriel
seront, sinon totalement résolus, tout au moins affrontés et
reconnus".
Elle garde aujourd'hui encore l’espoir de la possibilité de luttes
radicales par
"l’unité
communautaire transraciale",
dans la perspective "des
luttes pour l’égalité et la justice".
"Si
je ne croyais pas à la possibilité de défaire le capitalisme un
jour et à un avenir socialiste, je n'aurais plus d'inspiration pour
poursuivre mon travail politique".
C'est,
sans doute, un grand défi pour demain, si nous souhaitons que le
monde s'améliore autrement que pour devenir un vaste marché destiné
à des consommateurs zombies, car "la
marchandise a pénétré tous les aspects de la vie des gens dans le
monde entier par des moyens qui sont sans précédent historique. La
marchandise – et le capitalisme en général – s'est insinué
dans les structures du sentiment, dans les espaces les plus intimes
de la vie des gens".
Angela Davis
montre la nécessite d'articuler la pensée critique féministe avec
celle des penseurs noirs américains ou progressistes pour faire
converger les luttes pour plus de justice sociale. "Il
nous faut exiger avec insistance l'adoption de critères de
démocratie différents : droits tant réels que formels, droit
d'être à l'abri de la violence, droit à l'emploi, au logement, aux
soins de santé et à une éducation de qualité".
Car, par exemple le démantèlement progressif des aides sociales est
directement responsable de l’augmentation du nombre de femmes en
prison ou de l'abus des drogues chimiques.
Elle
dresse un tableau presque tragique des mirages de l’intégration
des personnes de couleur au sein des institutions américaines ;
car l’objectif du mouvement des droits civiques des années 60 ne lui semble pas
avoir été de renforcer le système racialiste, mais de tenter de
démonter les institutions qui l'ont créé. D'où cette critique
radicale de la prison (qu'elle approfondit dans un autre livre La
prison est-elle obsolète ?), cette dénonciation permanente du
complexe carcéro-industriel, élément-clé du système oppressif.
Elle montre que la société de surveillance mondiale en train de
s'installer (cf notre état d'urgence en France) provient en ligne
directe du système carcéral américain et génère abus et tortures
en tous genres. "L'accroissement de l'incarcération [aux USA]
est, le plus souvent, l'accroissement de la surveillance [elle-même
principalement racialisée]. Les communautés qui sont soumises à la
surveillance policière sont davantage susceptibles de fournir plus
de corps humains à l'industrie du châtiment".
Elle
montre à plusieurs reprises que la "guerre contre la terreur"
nourrit un accroissement du racisme : "Les attaques
brutales contre les personnes qui paraissent être des musulmans ou
des Arabes ont démontré que le racisme était bel et bien vivant
aux États-Unis et qu'il frappait de nouvelles cibles". À
plusieurs reprises, elle note la prégnance du racisme aux
États-Unis : "Bien que chaque individu dispose du droit à
l'application régulière de la loi, ce qu'on appelle la cécité de
la justice permet au racisme sous-jacent et aux préjugés de classe
de répondre à la question de savoir qui va en prison et qui n'y va
pas". Et que, toujours dans le cadre de la "guerre contre
la terreur", "la répression militaire a été tournée
vers l'intérieur du pays et déchaînée contre la dissension
politique" (ce qui se passe aussi en France déjà avec l'état
d'urgence). Elle ajoute, ce qui me semble très important : "La
notion de culture préconisée par les guerriers contre la terreur se
fonde sur l'idée qu'il doit exister une hiérarchie de culture au
sein de laquelle la culture islamique est à priori
inférieure".
On
le voit, ce livre est très substantiel. Il permet de mieux
comprendre notre monde actuel. Cette grande intellectuelle
afro-américaine, en décrivant la situation aux USA il y a dix ans,
nous éclaire sur la situation en France aujourd'hui, et sur les
graves dérapages potentiels qui pourraient se produire chez nous.
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