Car
il n'y a rien d'aussi circonscrit, d'aussi concret qu'une île.
(Fredrik
Sjöberg, Piège
à mouches)
Décidément,
je suis en plein plongé dans les îles. Après le roman québécois,
voici un roman suédois, d'un inconnu, Fredrik Sjöberg (qui n'a même
pas une notice sur wikipedia, du moins en français) : Piège
à mouches (éd. Les Allusifs), qui
conte l'histoire d'un entomologiste, spécialiste des syrphes (une
des espèces de mouches).
À
première vue, rien de palpitant, voire même on peut penser qu'il
s'agit de quelque chose de rébarbatif, d'une sorte d'objet lisible
non identifié, mi-roman, mi-essai, mi-récit biographique, qu'on aborde avec
étonnement, mais qui nous prend, et qu'on ne quitte plus.
Le
narrateur piège ses syrphes avec le piège à insectes Malaise, du
nom d'un entomologiste suédois réputé (mais oublié aujourd'hui, en dehors de son piège)
du début du XXe
siècle,
René Malaise (1892-1978), descendant d'émigrés français. Ce
narrateur est un collectionneur passionné qui vit dans une petite
île de 15 km². Il raconte donc sa passion, et ses recherches pour
arriver à comprendre Malaise, dont la biographie est assez difficile
à déterminer. En effet, non content d'être un entomologiste
réputé, Malaise s'est mêlé aussi de théories géologiques,
s'opposant à Wegener et à sa thèse de la dérive des continents,
préférant l'hypothèse de l'Atlantide. Et par ailleurs, Malaise fut
en fin de vie un grand amateur d'art, il rédigea de nombreux
articles sur l'art dans des revues spécialisées et confia ses collections à
l'Université d'Umeå.
À vrai dire, ce roman ne raconte pas d'histoire, mais se révèle
une sorte de traité de philosophie pratique mêlé d'anecdotes
narratives, dans lequel le narrateur discourt sur la mort, sur l'art
("on
m'objectera que tout un chacun, indépendamment du niveau
d'instruction et d'expérience, est capable de saisir la beauté de
certaines œuvres d'art, de morceaux de musique. Cela est vrai ;
mais il est tout aussi vrai qu'un esprit néophyte se laisse
facilement obnubiler par le côté douceâtre, romantique et joli, ce
qui est déjà bien, mais qui reste superficiel, un premier contact
qui ne mène pas loin"),
sur la nature, sur la collectionnite ("une
occupation apaisante comme un travail artisanal et tout aussi
excitante"),
sur l'amour, sur la science et sur la littérature ("et
ce sont rarement les ouvrages les plus importants qui procurent le
plus grand plaisir à la lecture").
Pour appuyer ses réflexions, il convoque en particulier des
écrivains et philosophes, dont deux que j'aime beaucoup :
David-Herbert Lawrence (L'homme
qui aimait les îles)
et Milan Kundera (La
lenteur).
Au début, je me demandais si je finirai le livre, mais plus
j'avançais, plus je trouvais une stimulation intellectuelle, un sens
captivant du mystère, un humour étincelant et subtil.
Le
narrateur vit seul, mais l'île en été est envahie de touristes et
de randonneurs. C'est l'occasion de fustiger dans une scène
hilarante un randonneur curieux d'apercevoir ce drôle d'individu
immobile avec son piège à insectes : "–
Vous
trafiquez quoi, là ? » Le
ton n'était pas ouvertement hostile, mais de toute évidence il se
sentait appelé à engager une discussion, comme si j'étais une
curiosité locale, un aborigène rémunéré par la Commission
européenne, placé à cet endroit avec l'obligation de divertir les
randonneurs désœuvrés. Il paraît que ça existe."
Le randonneur en question en observant les insectes piégés se
persuade que ce sont des guêpes (alors qu'il s'agit de syrphes) et
n'en démordra pas : "il
restait là, sans bouger. Des minutes s'égrenaient. Il était
sûrement en train de forger une réplique définitive, irréfutable ;
enfin, elle fusa : – Des guêpes ! Mettez-vous ça dans
la caboche. » Là-dessus, il repartit, sa chemise flottant au
vent."
Sans
la moindre prétention, même si l'ensemble est très sérieux, le
roman déroule une réflexion sur le sens de la vie, en particulier à
travers l'itinéraire de René Malaise, explorateur (notamment
pendant plusieurs années au Kamtchatka, récit raconté ici dans le
détail et farci d'anecdotes) et aventurier. Surtout le narrateur
nous donne envie de nous poser dans la nature, d'observer plantes et
insectes, et de changer notre regard sur l'entomologiste, dont il
signale l'image d'Épinal :
"hurluberlu
essoufflé qui court à travers champs et bosquets à la poursuite de
papillons fuyants".
Mine de rien, il égratigne au passage les écologistes en chambre
qui, souvent, ne connaissent rien à la nature. Un livre de rêverie
aussi et de méditation.
Bref, ça m'a beaucoup plu, et bravo à la Médiathèque de Bordeaux
de m'avoir fait connaître cet ouvrage.
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