Dans
notre monde l'oisiveté s'est transformée en désœuvrement, ce qui
est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s'ennuie,
est à la recherche constante du mouvement qui lui manque.
(Milan
Kundera, La
lenteur)
En
quelques jours, j'ai été plongé dans le monde des adolescents par
trois films qui viennent de sortir. Trois films modernes, portant un
regard sur la génération actuelle, très directement (The
we and the I,
Broken)
ou indirectement (Camille
redouble).
Commençons
par le moins connu des trois (mais non le moins bon), parce que les
personnages y sont plus jeunes, plus pré-adolescents. L'Anglais
Rufus Norris a réalisé Broken
avec le soin que donnent les Anglais à dépeindre la réalité
sociétale (voir des cinéastes comme Ken Loach et Mike Leigh, tous
deux primés à Cannes). Il y a dans leurs films une justesse de ton,
une densité dans la description des rapports sociaux, dont peu de
cinéastes français sont capables. L'héroïne du film, Skunk, douze
ans, habite dans un joli pavillon avec son frère Jed, quatorze ans,
et son père, un avocat un peu déphasé et déprimé depuis que sa
femme l'a quitté. Une gouvernante, d'origine russe, Kasia, gère la
maison, elle a un petit ami, un jeune prof, Mike. Les deux autres
pavillons de la place sont occupés par un vieux couple et leur fils,
Rick, jeune homme débile, et par la famille Oswald, composée du
père, abruti par l'alcool depuis le décès de sa femme et ses trois
filles de dix à quatorze ans, livrées à elles-mêmes et déjà
fort préoccupées de sexe. Pour cacher une histoire de préservatif,
une des filles dit au père qu'elle a couché avec Rick. Oswald
s'empresse d'aller tabasser le malheureux garçon, qui se retrouve
interné en hôpital psychiatrique, alors même que l'expertise
médicale prouve que la fille en question est vierge. Skunk avait
beaucoup d'amitié pour Rick. Elle est elle-même gravement
diabétique et doit se piquer à l'insuline pour tenir le coup. Elle
admire aussi Mike, qui se révèle être un de ses professeurs lors
de son entrée en 6ème. Elle se lie aussi d'amitié avec un garçon
de son âge, dont les parents sont morts, et qui vit esseulé chez
une tante. Skunk est une fille formidable. Trop, en fait. Elle est
rapidement victime de racket de la part d'une des filles Oswald, qui
est dans sa classe, et qui y fait régner la terreur, avec l'aide de
la sœur aînée. Peu à peu, la tension monte dans le quartier, à
cause des filles Oswald, adulées par leur père, mais dont le
désœuvrement, la violence héritée du père et le goût du mensonge sont de vrais
pousse-au-crime. Un film très original sur la pré-adolescence, sur
les horreurs de notre société trop permissive et qui ne laisse plus
les enfants rester enfants !
The
we and the I,
film new-yorkais du Français Michael Gondry, se passe presque
entièrement dans un bus. Ce bus ramène chez eux, en toute fin
d'année scolaire, des lycéens de dix-huit ans environ et
particulièrement délurés, en les dispatchant dans les divers
quartiers de New York. C'est donc un road-movie (pourquoi ne pas dire
rando-film, bon Dieu ?) puisque le bus bouge. Mais tout se passe à
l'intérieur, avec de rares échappées quand il y a des arrêts et
que des passagers descendent. Les trois lycéens du fond, trois
copains (qui prouvent par l'exemple qu'à plusieurs on est une "bande
de cons",
comme chante Brassens dans Le
pluriel),
se moquent à haute voix et souvent de façon indécente de tout un
chacun, humiliant les faibles, les vieux, leur faisant vivre le
parcours comme un cauchemar. On rencontre aussi un jeune couple gay en
dispute amoureuse, un groupe de timides, des mystiques, des filles
qui préparent une fête et se demandent quels garçons inviter, etc.
Peu à peu, on passe des groupes (We) aux individus (I), de la fausse
force de la bande à la vérité humaine de chacun. On en apprend
beaucoup sur cette jeunesse new-yorkaise, vraiment mixte (aucun
racisme), d'une crudité sexuelle absolue, totalement accro aux
téléphones portables, avec notamment des scènes de vidéo filmées
qu'ils s'envoient les uns aux autres, et qui se révèle finalement
d'une grande fragilité, en dépit de ses rodomontades trash. C'est
passionnant, bouleversant même parfois, les acteurs, issus d'un
centre socio-culturel de quartier, jouent en quelque sorte leur
propre rôle avec un naturel confondant.
Quant
au film français de Noémie Lvovsky, Camille
redouble,
qui avait fait sensation au Festival de Cannes, il démontre le
talent de la réalisatrice. Et son culot aussi. Au début du film,
Camille (jouée par la réalisatrice elle-même), la quarantaine, est
une actrice ratée qui cachetonne pour des apparitions dans des films
de série Z, quittée par Éric, son grand amour de jeunesse, avec
qui elle vit depuis vingt-cinq ans, abandonnée par sa grande fille
qui ne fait que passer en coup de vent, et elle boit plus que de
raison. Le soir du réveillon du Nouvel an, elle prend une telle
cuite que... Elle se réveille vingt-cinq ans plus tôt, lycéenne,
et pourtant elle a toujours quarante ans, elle sait ce qui va
arriver, la mort de sa mère, la rencontre avec Éric ... Elle
voudrait changer le cours du temps, mais bien sûr, c'est impossible.
C'est là le culot de la réalisatrice : au lieu de faire jouer
la Camille de quinze ans par une jeune fille, elle joue elle-même,
avec simplement un rafraîchissement de la coiffure et du maquillage,
endosse ses vêtements d'époque, dans lesquels elle est un brin
boudinée, et on la suit dans les cours au lycée, dans les cafés,
les couloirs et les trottoirs, en train de redoubler l'année de ses
quinze ans ! Et on y croit ! Le mélange entre réel et
imaginaire prend très bien. Il faut dire que les acteurs sont
admirablement dirigés, qu'il s'agisse des vieux (Jean-Pierre Léaud
en horloger du destin, Michel Vuillermoz et Yolande Moreau en parents
un peu fatalistes, Mathieu Amalric méconnaissable en prof de
français, Denis Podalydès superbe prof de physique qui nous rejoue
la scène du planétarium de La
fureur de vivre,
Riad Sattouf en réalisateur de film gore, Micha Lescot en metteur en
scène du club de théâtre) ou des jeunes qui jouent les lycéens.
C'est époustouflant ; bien sûr, ayant vu le début, on connaît
la fin, et pourtant, le suspense est fort et on est surpris. Non, on
ne refait pas le monde. Mais Noémie Lvovsky nous a embobinés. Du
grand art.
Et
ce n'est pas parce qu'on est devenu vieux qu'on doit se condamner à
ne pas voir les films dont les héros n'ont plus notre âge ! À
ne plus lire de livres écrits pour les jeunes ! À ne jamais
écouter leur musique ! À ne pas s'intéresser à leur façon de
vivre, de s'habiller, de voir le monde, à ne plus les aimer, en
somme !
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