Ces
moments de bonheur intense et de déprime profonde se succèdent de
façon imprévisible mais aident à la construction de soi.
(Julien
Leblay, Le
tao du vélo)
"Au
commencement, il était seul dans l’île".
Ainsi débute Les
grandes marées,
le roman de Jacques Poulin, cet écrivain québécois dont je vous ai
déjà parlé le 16 août dernier pour son roman
La
tournée
d'automne.
À défaut de pouvoir aller au Québec cette année, je m'offre une
petite lampée de littérature de la « belle province »,
et comme j'avais acheté ce livre quand j'y étais allé en 1994, il
était temps que je le lise.
Le
héros, nommé Teddy Bear (pour TDB, Traducteur de Bandes Dessinées),
a en effet choisi de vivre sur une île déserte, l'île Madame,
appartenant à son patron, un magnat des transports et de la presse,
pour lequel il traduit des bandes dessinées américaines (Le
Fantôme,
Mandrake,
Peanuts,
entre autres) destinées à la presse quotidienne et hebdomadaire.
L'île est minuscule, 2 km de long sur 500 m dans la plus grande
largeur, et une forêt inextricable en occupe le centre. Un sentier
sinueux permet d'aller d'un bout à l'autre, traversant le bois.
Teddy est chargé en outre de veiller à ce que les braconniers ne
viennent pas chasser les oiseaux migrateurs.
Le
Patron veut absolument que tout le monde soit heureux : "Les
gens malheureux, ça me déprime", répète-t-il. Chaque
semaine, il vient en hélicoptère ravitailler TDB, lui apporter de
nouvelles bandes dessinées à traduire et prendre les traductions
faites. Teddy habite la grande maison, celle du nord, où il a
installé son bureau dans une chambre, avec ses nombreux
dictionnaires, ses seuls amis, indispensables pour un traducteur.
Non, il y a aussi son chat, Matousalem, un vieux matou qu'il a
ramassé pelé et malade dans la rue à Québec. Et puis, il y a le
Prince, un canon électronique lanceur de balles de tennis, qui
permet à TDB de se détendre et d'exercer son corps, en luttant
contre lui et en étant toujours vaincu, forcément.
Mais
le Patron est effrayé de cette solitude : il ne conçoit pas
qu'on puisse être heureux tout seul. Un samedi, une jeune femme
descend d'une échelle de corde de l'hélicoptère, Marie, qui
s'installe dans la maison du sud, composée d'une seule pièce. Elle
arrive avec ses livres qu'elle lit à dose homéopathique, adepte de
la méthode dite de « lecture ralentie », qui permet de
mémoriser de façon définitive les textes qu'on lit (!). Elle amène
aussi une petite chatte, Moustache, pour tenir compagnie à
Matousalem. Marie et TDB se lient assez rapidement d'amitié, voire
un peu plus, car chacun respecte le rythme de vie et la respiration
de l'autre. C'est presque le paradis.
Mais
voici qu'une autre semaine, le Patron débarque sa femme, qui a envie
de se payer des vacances. Il faut lui faire une place. Elle se fait
surnommer Tête Heureuse, aime à se promener (c'est l'été qui
vient) toute nue sur la grève, et empiète quelque peu sur la
solitude des deux premiers occupants, et décide de s'occuper de la
cuisine sans grand succès. Cette ancienne infirmière a vaguement
appris quelques techniques de massage et les utilise pour soulager le
dos de TDB, dont la station assise de traducteur met à rude épreuve
les lombaires. Puis au fil des semaines, à chaque grande marée, la
Patron débarque de nouveaux habitants.
D'abord
l'Auteur (un romancier qui écrit le roman du siècle : pour
l'instant il reprend sans cesse sa première phrase avant d'aller
plus loin) et le professeur Mocassin (Francis Lacassin a-t-il servi
de modèle?), spécialiste de bandes dessinées (notamment de Tarzan,
bande dessinée qui lui a appris le langage des singes) et professeur
à la Sorbonne, sourd comme un pot à l'instar du Tournesol de
Tintin.
La vie commence à devenir difficile, il faut caser tout ce monde, ne
pas se heurter. Tête heureuse voudrait bien en outre soulager la
libido de chacun (et sans doute la sienne) ! Enfin débarquent
l'Homme Ordinaire, un bricoleur qui va construire une cabane
supplémentaire en rondins et mettre de l'ordre dans l'ordonnancement
des choses, organiser les tours de ménage, puis l'Animateur, chargé
de créer de la dynamite (heu, dynamique) de groupe pour réguler les
relations humaines qui deviennent difficiles, et enfin le père
Gélisol, un vieillard chargé de réchauffer cette humanité.
Teddy
finit par être complètement désarçonné par ces intrusions
successives qui ne lui permettent plus de peaufiner ses traductions
(il passe en général, et presque maladivement, des heures pour
trouver le mot juste, retransmettre d'une langue dans l'autre des
américanismes intraduisibles), lui qui est justement perfectionniste
et qui avait choisi l'île pour avoir la paix ! Le Prince était
pour lui d'un grand secours, joueur de tennis parfait, puisque
électronique, il ne peut plus guère en jouer. Teddy avait
l'habitude de parler tout seul avec son frère Théo (allusion au
frère de Van Gogh ?), parti en Californie et qu'il n'a pas vu depuis
depuis des années, devenu un alter ego imaginaire. Théo disparaît
de son horizon.
Parabole
sur la quête du bonheur, Les
grandes marées
montre que les bonnes intentions peuvent mettre le bonheur à un trop
haut prix, voire le rendre impossible. On remarquera que tous les
personnages ne sont connus que par leur surnom. Le Patron,
surprotecteur, rêve du bonheur des autres en général et de son
employé en particulier, il lui procure donc une jeune femme pour
l'amour, puis sa propre femme pour s'occuper de la vie quotidienne,
et quand cette dernière l'informe que TDB ne semble pas vraiment
heureux, il se convainc qu'il faut amener les gens nécessaires au
bonheur : d'abord deux intellectuels (peut-être que Teddy
manque de répondants, pense-t-il), mais qui se révèleront
cocassement absurdes, puis quelqu'un capable d'organiser l'ordre de
la vie en commun, puis un Animateur pour créer l'harmonie du groupe
en captant la bio-énergie (!) individuelle et collective, et enfin
le père Gélisol, réchauffant chacun en le prenant sur ses genoux
et en le berçant tout en chantant une mélopée...
On
apprend pourtant in fine que le Patron n'a jamais publié les
traductions de son employé, parce qu'il a acquis une machine
électronique qui traduit en deux heures ce que le traducteur humain
fait en un mois. On ressent peu à peu le malaise qui s'installe, car
pour Teddy, au fur et à mesure que l'île se peuple, la difficulté
à se concentrer sur son travail augmente, la solitude nécessaire à
la création (et traduire, c'est aussi créer) n'est plus là, et son
corps lâche prise. La fin sera cruelle.
Est-il
besoin de rappeler qu'on ne fait pas le bonheur des autres en ne
tenant compte que de ses propres souhaits et besoins, et en ignorant
les leurs ? C'est valable aussi bien dans les couples que dans
l'éducation des enfants, dans la vie des vieux (occupons-nous d'eux,
mais sans les diriger et les infantiliser) ou que dans les relations
entre amis et intergénérationnelles... Ce roman le montre avec une
âpreté féroce. Mais sans oublier l'humour : les personnages
du Professeur, de l'Auteur, de l'Animateur et de Tête heureuse en
particulier, sont parfois à mourir de rire. Des chapitres très
courts (42 chapitres pour moins de 200 pages), des scènes
hilarantes, d'autres plus douces et sentimentales, de solides
réflexions sur la vie, mais toujours pensées par les personnages,
et pas assénées par Jacques Poulin soi-même. Même si on peut
penser que l'auteur a mis beaucoup de lui-même dans le personnage de
TDB.
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