vendredi 14 septembre 2012

14 septembre 2012 : les bonnes intentions



Ces moments de bonheur intense et de déprime profonde se succèdent de façon imprévisible mais aident à la construction de soi.
(Julien Leblay, Le tao du vélo)

"Au commencement, il était seul dans l’île". Ainsi débute Les grandes marées, le roman de Jacques Poulin, cet écrivain québécois dont je vous ai déjà parlé le 16 août dernier pour son roman La tournée d'automne. À défaut de pouvoir aller au Québec cette année, je m'offre une petite lampée de littérature de la « belle province », et comme j'avais acheté ce livre quand j'y étais allé en 1994, il était temps que je le lise. 
 
 
Le héros, nommé Teddy Bear (pour TDB, Traducteur de Bandes Dessinées), a en effet choisi de vivre sur une île déserte, l'île Madame, appartenant à son patron, un magnat des transports et de la presse, pour lequel il traduit des bandes dessinées américaines (Le Fantôme, Mandrake, Peanuts, entre autres) destinées à la presse quotidienne et hebdomadaire. L'île est minuscule, 2 km de long sur 500 m dans la plus grande largeur, et une forêt inextricable en occupe le centre. Un sentier sinueux permet d'aller d'un bout à l'autre, traversant le bois. Teddy est chargé en outre de veiller à ce que les braconniers ne viennent pas chasser les oiseaux migrateurs.
Le Patron veut absolument que tout le monde soit heureux : "Les gens malheureux, ça me déprime", répète-t-il. Chaque semaine, il vient en hélicoptère ravitailler TDB, lui apporter de nouvelles bandes dessinées à traduire et prendre les traductions faites. Teddy habite la grande maison, celle du nord, où il a installé son bureau dans une chambre, avec ses nombreux dictionnaires, ses seuls amis, indispensables pour un traducteur. Non, il y a aussi son chat, Matousalem, un vieux matou qu'il a ramassé pelé et malade dans la rue à Québec. Et puis, il y a le Prince, un canon électronique lanceur de balles de tennis, qui permet à TDB de se détendre et d'exercer son corps, en luttant contre lui et en étant toujours vaincu, forcément.
Mais le Patron est effrayé de cette solitude : il ne conçoit pas qu'on puisse être heureux tout seul. Un samedi, une jeune femme descend d'une échelle de corde de l'hélicoptère, Marie, qui s'installe dans la maison du sud, composée d'une seule pièce. Elle arrive avec ses livres qu'elle lit à dose homéopathique, adepte de la méthode dite de « lecture ralentie », qui permet de mémoriser de façon définitive les textes qu'on lit (!). Elle amène aussi une petite chatte, Moustache, pour tenir compagnie à Matousalem. Marie et TDB se lient assez rapidement d'amitié, voire un peu plus, car chacun respecte le rythme de vie et la respiration de l'autre. C'est presque le paradis.
Mais voici qu'une autre semaine, le Patron débarque sa femme, qui a envie de se payer des vacances. Il faut lui faire une place. Elle se fait surnommer Tête Heureuse, aime à se promener (c'est l'été qui vient) toute nue sur la grève, et empiète quelque peu sur la solitude des deux premiers occupants, et décide de s'occuper de la cuisine sans grand succès. Cette ancienne infirmière a vaguement appris quelques techniques de massage et les utilise pour soulager le dos de TDB, dont la station assise de traducteur met à rude épreuve les lombaires. Puis au fil des semaines, à chaque grande marée, la Patron débarque de nouveaux habitants.
D'abord l'Auteur (un romancier qui écrit le roman du siècle : pour l'instant il reprend sans cesse sa première phrase avant d'aller plus loin) et le professeur Mocassin (Francis Lacassin a-t-il servi de modèle?), spécialiste de bandes dessinées (notamment de Tarzan, bande dessinée qui lui a appris le langage des singes) et professeur à la Sorbonne, sourd comme un pot à l'instar du Tournesol de Tintin. La vie commence à devenir difficile, il faut caser tout ce monde, ne pas se heurter. Tête heureuse voudrait bien en outre soulager la libido de chacun (et sans doute la sienne) ! Enfin débarquent l'Homme Ordinaire, un bricoleur qui va construire une cabane supplémentaire en rondins et mettre de l'ordre dans l'ordonnancement des choses, organiser les tours de ménage, puis l'Animateur, chargé de créer de la dynamite (heu, dynamique) de groupe pour réguler les relations humaines qui deviennent difficiles, et enfin le père Gélisol, un vieillard chargé de réchauffer cette humanité.
Teddy finit par être complètement désarçonné par ces intrusions successives qui ne lui permettent plus de peaufiner ses traductions (il passe en général, et presque maladivement, des heures pour trouver le mot juste, retransmettre d'une langue dans l'autre des américanismes intraduisibles), lui qui est justement perfectionniste et qui avait choisi l'île pour avoir la paix ! Le Prince était pour lui d'un grand secours, joueur de tennis parfait, puisque électronique, il ne peut plus guère en jouer. Teddy avait l'habitude de parler tout seul avec son frère Théo (allusion au frère de Van Gogh ?), parti en Californie et qu'il n'a pas vu depuis depuis des années, devenu un alter ego imaginaire. Théo disparaît de son horizon.
Parabole sur la quête du bonheur, Les grandes marées montre que les bonnes intentions peuvent mettre le bonheur à un trop haut prix, voire le rendre impossible. On remarquera que tous les personnages ne sont connus que par leur surnom. Le Patron, surprotecteur, rêve du bonheur des autres en général et de son employé en particulier, il lui procure donc une jeune femme pour l'amour, puis sa propre femme pour s'occuper de la vie quotidienne, et quand cette dernière l'informe que TDB ne semble pas vraiment heureux, il se convainc qu'il faut amener les gens nécessaires au bonheur : d'abord deux intellectuels (peut-être que Teddy manque de répondants, pense-t-il), mais qui se révèleront cocassement absurdes, puis quelqu'un capable d'organiser l'ordre de la vie en commun, puis un Animateur pour créer l'harmonie du groupe en captant la bio-énergie (!) individuelle et collective, et enfin le père Gélisol, réchauffant chacun en le prenant sur ses genoux et en le berçant tout en chantant une mélopée...
On apprend pourtant in fine que le Patron n'a jamais publié les traductions de son employé, parce qu'il a acquis une machine électronique qui traduit en deux heures ce que le traducteur humain fait en un mois. On ressent peu à peu le malaise qui s'installe, car pour Teddy, au fur et à mesure que l'île se peuple, la difficulté à se concentrer sur son travail augmente, la solitude nécessaire à la création (et traduire, c'est aussi créer) n'est plus là, et son corps lâche prise. La fin sera cruelle.
Est-il besoin de rappeler qu'on ne fait pas le bonheur des autres en ne tenant compte que de ses propres souhaits et besoins, et en ignorant les leurs ? C'est valable aussi bien dans les couples que dans l'éducation des enfants, dans la vie des vieux (occupons-nous d'eux, mais sans les diriger et les infantiliser) ou que dans les relations entre amis et intergénérationnelles... Ce roman le montre avec une âpreté féroce. Mais sans oublier l'humour : les personnages du Professeur, de l'Auteur, de l'Animateur et de Tête heureuse en particulier, sont parfois à mourir de rire. Des chapitres très courts (42 chapitres pour moins de 200 pages), des scènes hilarantes, d'autres plus douces et sentimentales, de solides réflexions sur la vie, mais toujours pensées par les personnages, et pas assénées par Jacques Poulin soi-même. Même si on peut penser que l'auteur a mis beaucoup de lui-même dans le personnage de TDB.

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