après
tout, si la réalité est bien désagréable, il y a encore quelque
chose au fond de soi qu'il faudrait saisir... C'est l'amour de la
vie, c'est le rêve, l'éternité, la beauté, l'Innommé,
l'Inconnaissable peut-être... Et si l'on rêve, ce n'est pas pour
rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi, elle seule
nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des
hommes.
(Mohammed
Khaïr-Eddine, Il était une
fois un vieux couple heureux)
Toujours
difficile de définir la joie. Bien des philosophes s'y sont essayé,
n'ont pas toujours réussi, et je ne suis pas philosophe. En
fait, plutôt que de parler de la joie, ce qui peut sembler abstrait,
et qui pourtant a du sens (qui n'a pas connu au moins une fois dans
sa vie un moment de plénitude et de sérénité, où on a
l'impression d'être hors de soi dans une sensation neuve, étrange,
où le corps est si parfaitement uni à l'âme qu'on ne le sent plus,
en fait moment de grâce où l'on touche au sacré), je préfère
utiliser l'expression « mes joies ». Or mes joies sont
innombrables, et comme je l'ai dit avant-hier, effacent sans
difficulté les peines et les souffrances, et heureusement, sinon, il
n'y aurait plus qu'à se suicider. J'imagine qu'il en est de même
pour tout un chacun, et que justement les suicidaires sont ceux qui
n'ont pas réussi à découvrir la joie ou la maintenir dans leur
vie. Car la joie, c'est aussi de savoir qu'il y a un au-delà du bien
et du mal. Et tant qu'on n'a pas dépassé cette frontière, on se
contente du plaisir (qui n'engage qu'une partie du corps et de l'âme)
et de la tristesse (devant la douleur et la misère du monde).
Pour
moi, les plus extraordinaires de ces moments de joie sacrée furent :
– la descente du col d'Allos à bicyclette un matin de juillet 1973,
avec tout d'abord 20 km de descente pure, puis encore une trentaine
de km en faux plat descendant, l'extase, je volais (comme parfois
dans mes rêves).
– aux environs du quatre-vingtième kilomètre des 100 km de Millau en
1978 où, écoutant le silence de la nuit de lune et bien étoilée,
je voyais le paysage des Causses se dessiner comme dans un rêve et je continuais
à marcher sans plus penser à rien, ayant pénétré à l'intérieur
de moi-même et savourant seulement la contemplation, dans une pure
extase encore.
– le jour où, alors que je la connaissais depuis huit mois, je me suis rendu compte que Claire serait la femme de ma
vie : là, j'étais sur un nuage !
– d'assister à la naissance de mes enfants, moments magiques où l'on
est paradoxalement hors du monde. En tout cas, c'est la sensation que
j'ai eue aussi, deux moments de partage extraordinaires que ces deux
venues au monde.
Mais
je vais aussi donner des exemples de joies plus habituelles que j'ai
rencontrées dans ma vie.
Les
ami(e)s me rendent infiniment joyeux. Je les rencontre aussi souvent
que je peux, rarement pour certain(e)s, très fréquemment pour
d'autres. Finalement, j'en ai beaucoup, de tous âges (20 à 93 ans),
d'origines variées (intellectuels, artistes aussi bien que manuels,
Français et étrangers, hommes et femmes), et mon inscription sur le
site Couch-surfing a encore accentué ces échanges, ces partages
créateurs de vie. Nous nous écrivons, nous nous rencontrons, nous
échangeons des livres, nous partageons, nous manifestons aussi
parfois ensemble. En un mot, nous nous aimons.
Ce m'est une grande joie de voir mes enfants grandir, trouver leur
chemin et de ne plus me poser la question que j'ai trouvée dans le
livre d'Isabelle
Monnin, Les
vies extraordinaires d'Eugène :
"Comment
sait-on que le jour est arrivé où l'on doit laisser son enfant
aller seul son chemin ?"
Eux doivent se poser la question inverse : « Comment
sait-on que le jour est arrivé où l'on ne doit plus laisser son
père aller seul son chemin ? » Je les rassure, pas tout
de suite ! Et je vous ferai signe !
Les
rencontres avec mes deux tribus (ma famille et celle de Claire) sont
également une profonde source de joie. Nos familles sont si
nombreuses que je les appelle tribus, par référence à l'Ancien
Testament et aux mondes prétendus primitifs. Chacun sait qu'on ne
choisit pas sa famille. Mais on peut choisir de l'aimer, de continuer
à la fréquenter, de l'aider parfois quand c'est nécessaire. Là où
est le partage, le don, la réciprocité, là est la joie.
Ce
m'est une très grande joie de découvrir de nouveaux livres et des
auteurs que je ne connaissais pas encore. Avec ma naïveté
coutumière, je pensais avoir fait à mon âge le tour de la
littérature et ne plus rien avoir à découvrir. Or, plus je lis,
plus j'élargis le champ de mes lectures, passant d'un essai sur les
SDF français écrit par un Béninois (eh oui !) à un poète
haïtien, d'un nouvelliste catalan à un essayiste philosophe
italien, d'une biographie de Van Gogh à la correspondance de Louise
Michel, d'un essai sur la lecture à un roman anglais victorien, etc.
Souvent, je reçois des conseils de lectures d'ami(e)s, de libraires,
de la radio, mais je puise aussi dans les fonds des bibliothèques
que je fréquente, à commencer par mes propres armoires, qui regorgent de livres
encore non lus, car je vais faire un aveu, j'ai acheté – et continue d'ailleurs – beaucoup de
livres et ce n'est pas moi qui contribuerai à la mort de la
librairie. Une de mes plus grandes joies est de faire connaissance
d'un nouvel auteur (mais qui peut être mort depuis longtemps, il
reste nouveau tant que je n'ai rien lu de lui !) ou un grand livre
que j'ignorais encore, et que je lis dans les bonnes circonstances,
car la lecture, comme l'amour, comme l'amitié, doit beaucoup à être pratiquée au bon
moment : ainsi, la lecture d'Anna
Karénine,
faite à Saint-Pétersbourg, a été plus forte, plus vivante, plus
saisissante, du fait que j'étais sur les lieux d'une partie de
l'action. Mais il y a d'autres lectures, plus prosaïques, les
lettres, par exemple : quelle joie d'ouvrir la boîte aux
lettres et de constater qu'il y a autre chose que des factures, des
relevés de compte ou des prospectus ! On reconnaît ou non
l'écriture, la provenance (l'auteur ne met pas toujours son nom au dos), on soupèse, parfois on n'ouvre pas tout
de suite pour faire durer le suspens. C'est une telle joie que
j'enrage qu'on écrive si rarement aujourd'hui, moi le premier !
J'ai
eu un grand nombre de joies au cinéma. Je ne remercierai jamais
assez ce professeur d'histoire (réac par
ailleurs) du Lycée de Mont de Marsan qui organisait un ciné-club à l'intention des élèves,
ciné-club qui m'a initié à la cinéphilie : tout de même,
voir Le
voleur de bicyclette
ou Les
raisins de la colère
à onze ans, c'est autre chose que la majorité des émissions de
télé ! Je continue à être enthousiasmé par la vitalité du
cinéma mondial qui nous permet de comprendre mieux les autres, tout
en nous divertissant ou en nous faisant penser. Comme je le dis
toujours, même si j'ai voyagé peut-être plus que la moyenne des
gens (mais on ne peut pas aller partout), je ne peux découvrir les
pays étrangers que très superficiellement, au cours de ces voyages. Par contre, livres et
films me permettent de mieux connaître les populations, les
mentalités, les paysages aussi. Même un dessin animé japonais
comme celui que je viens de voir, Les
enfants loups,
nous transporte dans un univers que nous ne connaîtrions pas sans
lui. Et je retrouve mon âme d'enfant presque toujours au cinéma... joie qui n'a pas de prix !
Autres
joies souvent ineffables : les promenades seul ou en compagnie,
les petits coins de ciel entrevus, une fleur, un arbre que j'ai envie
d'embrasser, regarder le courant de la rivière ou les rides de l'eau
d'un étang, observer les nuages, écouter un cri d'oiseau, admirer
un enfant ou une vieille dame, la beauté d'un œuf ou d'un fruit,
essayer d'apprécier la gratuité de tous les instants un peu
insolites que la vie nous propose sans cesse pour peu qu'on ait gardé
notre fraîcheur d'âme, tout un tas de petites choses de la vie
courante font sourdre la joie. Ou en tout cas des joies.
Bien
sûr, l'écriture me procure une joie d'un type un peu différent :
quand j'écris des poèmes, je suis en transe, parfois même en
extase. Je sais qu'ils ne sont pas toujours bons (ils sont même souvent mauvais), mais peu importe,
ce qui compte, c'est de les laisser sortir et s'épanouir au grand
jour, de choisir les mots, de trouver la forme, de sentir la vie qui
s'échappe de soi sous un aspect inattendu.
Toute
écriture, y compris celle des lettres, me transporte, me sort de
moi-même, comme si je me dédoublais.
Joie
du silence aussi et de la méditation (c'est pourquoi j'enrage de voir le bruit permanent dans lequel on contraint les enfants d'aujourd'hui à vivre, avec la télévision allumée à longueur de journée, les consoles de jeux à la musiquette hideuse, les téléphones cellulaires qui ne laissent pas un instant de répit, etc.), car la joie est de nature
spirituelle, qualitative, au contraire du plaisir, qui est souvent de
nature physique et quantitative. C'est pourquoi je ne suis pas
surpris de voir que les reclus dans les monastères connaissent la
joie (voir des films comme Le
grand silence
de Philip Gröning, 2006, passé sur Arte ou tout récemment le formidable Teodora
pécheresse
de la Roumaine Anca Hirte qui vient de sortir en salles), bien plus que les
forcenés de la consommation qui, eux, s'acharnent à la recherche de
plaisirs souvent factices et presque toujours décevants. Joie de ces moines et mariées du Christ que les contempteurs de la religion
(style Charlie
hebdo)
doivent trouver bien illusoire, et pourtant...
Joie
d'une randonnée à pied (à condition de ne pas être assommé par
les conversations – il m'arrive, hélas, à moi aussi, d'être un
gros parleur et de priver ainsi mes interlocuteurs d'une partie des
joies de la promenade, ce pourquoi j'ai cessé de pratiquer à
plusieurs, et préfère la solitude ou l'éloignement du groupe) ou à
bicyclette (j'en ai déjà parlé à propos de la descente du col
d'Allos, mais la privation de bicyclette, de novembre à février
pour mon genou ou ces quatre dernières semaines pour ma prostate, m'a
fait perdre pendant tout ce temps la joie toute simple de pédaler), joie du marathonien
qui approche du but (j'ai bien connu ça, il y a un moment d'extase
vers le 35ème km
quand on a enfin trouvé le deuxième souffle nécessaire pour
conclure),
joie de l'artisan qui réussit son objet (les souffleurs de verre que
j'ai vus à Murano, ou Claire quand elle était toute entière à la
fabrication de ses marionnettes, etc.), joie du sourire qu'on a donné
à un(e) inconnu(e) simplement parce qu'on s'est intéressé à lui
(elle), joie de la gratuité que l'on s'octroie, de l'autonomie qu'on
a su créer, du partage désintéressé, du don qu'on s'autorise.
Bref,
on le voit, comme chantait Apollinaire, "la
joie venait toujours après la peine"
et, d'une certaine façon, elle l'efface. Et je repense à Claire qui
m'a appris dans sa dernière année que la peine n'est pas sans joie.
Quand elle pouvait encore marcher, mais difficilement (nous avions un
déambulateur), elle a voulu retourner une dernière fois en vacances
à Noirmoutier. C'était fin octobre 2008. On s'est promenés sur la
plage, moi la soutenant fermement. Dès que j'avais le dos tourné
(quand je faisais ma toilette, ou les courses pas loin, mais je
m'absentais quand même une demi-heure pour ça), il fallait qu'elle
s'active dans la petite maison, qu'elle épluche des légumes, qu'elle range, qu'elle
essaie de m'aider ! Résultat, elle tombait souvent et parfois
n'arrivait pas à se relever et je la retrouvais à terre en
rentrant. Au bout de quelques jours elle a compris qu'il fallait
qu'elle m'attende dans un fauteuil, et je m'efforçais de faire fissa
et de ne pas traîner. Car elle était couverte de bleus. Comme
c'était moi qui la douchait, elle me les montrait et disait :
« si la police voyait ça, on croirait une femme battue ! »
Et elle riait, et on attrapait des fous-rires !
Oui,
rire de soi quand on est dans la souffrance de voir son corps lâcher,
c'est aussi approcher la joie. Décidément, que n'aurais-je appris
auprès d'elle ? "J'ai
tout appris de toi comme on boit aux fontaines",
chantait Aragon. La joie est intérieure certes, mais peut être
communicative.
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