Qu'est-ce
que l'amour ? Comment vivre l'un avec l'autre ?
(Märta
Tikkanen, L'histoire d'amour du siècle)
On
ne pourra plus m'accuser encore de parler toujours de vieux livres :
d'ailleurs, comme si un livre pouvait être vieux (tant qu'il lui reste un
lecteur, un livre même très ancien est nouveau, et tant de livres
récents sont vieux puisque au contraire, ils sont oubliés sitôt
lus) ! En tout cas, celui-ci vient juste de sortir des presses,
et même si je le connaissais un peu pour l'avoir lu en manuscrit,
car l'auteur m'honore de son amitié, Entre
deux mots la nuit (quel
beau titre !) est encore plus exceptionnel à la lecture
imprimée. Eh oui, l'objet livre a son importance aussi, et les
éditions de l'Escampette ont comme toujours réalisé un beau livre,
que bien évidemment je conseille à mes quelques lecteurs. La presse
risque fort de n'en pas parler : l'auteur va avoir quatre-vingt
treize ans, il ne fait pas dans l'indignation ni dans la gesticulation, il ne passera pas à la télévision, mais il fait dans l'amour et
la poésie, et il nous livre ici ce qui est à la fois un témoignage
et une œuvre littéraire remarquable, une sorte de roman d'amour
fou, qui serait aussi un poème.
Le
2 février 2009, Madame Suzanne Bonnet entre dans une maison de
retraite spécialisée pour personnes dépendantes. Georges Bonnet,
alors âgé de près de quatre-vingt-dix ans, a retardé autant qu'il
a pu ce qui pour lui était un drame : abandonner son épouse,
et se retrouver seul. Pendant deux ans, il va aller la voir chaque
jour, tous les après-midis, de 14 h à 18 h, où il la conduit dans
la salle à manger, pour le repas du soir. Il se tient à ses côtés,
lui parle, lui montre des photos, l'emmène au goûter, la promène
dans le parc quand il fait beau et chaud. Madame Bonnet est atteinte
de la maladie à corps de Lewy, qui est une des formes de
dégénérescence de la mémoire : elle ne pouvait plus rester à
domicile.
Dans
cette résidence pour personnes très âgées, qui sert aussi de
maison de retraite à des religieuses, les personnes résidentes
sont souvent amorphes, incapables de souhaits : "chacune
a sa nuit où elle s'accomplit",
remarque Georges, en poète qu'il est et qu'il
reste ; et pendant deux ans il tient une sorte de journal de ce
qu'il voit, de ce qu'il sent, de ce qu'il écoute. Il sait que toutes
ces vieilles femmes vivent encore : "parfois
leur âme s'aventure dans leurs yeux".
Il parcourt avec son épouse la salle commune où plusieurs
résidentes sont assises dans leur fauteuil roulant :"télévision
éteinte, le silence règne. C'est un silence qui ne se partage pas".
Chacune est dans son monde.
Mais
même s'il s'intéresse à la vie de la résidence, ce qui le
préoccupe surtout, c'est Suzanne ! Après soixante ans de vie commune, comment vivre ici ces
moments différents de la vie chez soi, comment continuer lui-même à
vivre et à aimer, par-delà la maladie et la dégradation qu'elle
entraîne, et le sentiment de délaissement : "Je
la quitte chaque soir à l'heure du dîner, avec le sentiment de
commettre une trahison".
Oui, comment ne pas vivre ces départs quotidiens comme un abandon,
et comment retrouver la grande maison vide, désertée, où il erre
comme une âme en peine et où elle lui paraît présente malgré tout. La
dégradation est physique : "Se
lever de son fauteuil, faire quelques pas, prend du temps. Les
lenteurs s'accumulent".
Aller du fauteuil dans la cour finit par représenter une épreuve,
et bientôt la chaise roulante fait son apparition.
Mais
le délabrement est mental aussi, avec d'abord la perte des
souvenirs : "elle
dit parfois se souvenir, sans me regarder, comme si elle craignait
d'être prise en faute",
puis arrive l'oubli du temps qui passe : "elle
vit un autre temps sans passé ni futur, immobile dans l'instant",
la perte de conscience de l'environnement : "elle
s'étonne parfois devant un objet courant, comme si pour elle, tout
était neuf",
le refus de l'autre, fût-il son mari : "agressive,
elle reste parfois interdite, dans la surprise de soi",
l'esprit qui s'égare : "l'inquiétude
encore. Une menace à débusquer, à chasser en paroles".
Bientôt vient la difficulté de parler : "elle
désirait dire quelque chose, mais s'est très vite résignée, au
bord de ce qu'elle voulait dire, déjà oublié".
Mais
Georges est là qui lui rappelle les anciens jours, ses parents, ses
enfants et petits-enfants : "frôler
un souvenir, c'est déjà beaucoup",
essayer encore de lui faire rappeler un des poèmes qu'elle connaissait par cœur ou
les tables de multiplication, jouer aux jeux de mots fléchés : "faire
chaque jour appel à sa mémoire. Ne pas s'arrêter de tisonner".
Georges est là qui lui parle d'amour : "je
lui dis mon amour, et les mots n'ont pas d'âge", qui lui parle de leurs vacances dans la maison de l'île d'Oléron :
"le
bleu des mots, quand je lui parle de la mer".
Georges jamais non plus avare de doux gestes et de caresses :
"la
tendresse toujours, inépuisable issue".
Georges qui parfois la retrouve comme autrefois : "les
jours de grande connivence, je suis elle".
Et qui sait à quel point les mots ont de l'importance : "mes
paroles peuvent sans doute parfois laisser une trace".
Car
peu à peu, Suzanne sombre : "dans
la longue distance de l'absence, elle part en de lentes dérives.
Elle est une autre d'elle-même",
ou plus loin, "insensiblement,
elle change d'absence".
Pourtant "quelque
chose d'indéfinissable est transmis de son absence. Elle se tient
plus haut que sa vie".
Ces
absences dont sont coutumiers les malades d'Alzheimer qui s'oublient
peut-être eux-mêmes, mais avec qui il est si important de "se
contenter d'être là",
de trouver comme Georges un des ces instants fragiles : "je
l'amène au seuil d'un souvenir, reste seul à lutter".
Si important aussi de toucher, avec le langage des mains, qui est
aussi une variante – et combien importante dans ce cas – du
langage d'amour : "elle
a cherché ma main. Parler ne suffisait plus".
D'ailleurs, l'auteur remarque que "nos
mains se comprennent. La main écoute la main".
Parler, parler surtout, même si l'autre ne semble pas forcément
écouter, car "elle
m'échappe, dès que je me tais",
et pour Georges, tout l'amour est là : "je
vis, je parle pour elle. Nous vivons deux en un".
D'ailleurs elle aussi, parfois, se jette à l'eau et tente d'user de
la parole : "elle
paraît sur le point de me dire quelque chose. Ses mots se cherchent,
ses mots sont patients",
et Georges remarque avec émotion "sur
ses lèvres soudain, l'aventure d'un mot".
Et il attend, haletant, l'aumône de ces mots de plus en plus rares :
"entre
deux mots, j'attends comme un mendiant".
Puis
vient le temps de l'oubli, de l'absence totale : "elle
habite des lieux où le temps n'arrive pas",
où Georges se dit qu'elle a peut-être ses raisons : "elle
peut s'évader à tout moment dans un monde innombrable", d'où il est exclu.
Mais aussi des moments où le regard de Suzanne s'éteint : "ne
pas chercher ses yeux, feu de joie devenu silence",
où elle semble s'abîmer dans son en-soi :
"réveillée,
elle reste debout dans son rêve",
rêve où bien sûr Georges n'entre pas, mais que le poète devine :
"l'oubli
a peut-être aussi ses plaisirs",
remarque-t-il judicieusement. Les mains semblent vivre d'une vie propre : "ses
mains sur sa veste sont acharnées",
elle tripote sans cesse son chemisier, leitmotiv qui parcourt le
livre, jusqu'à
"la
démence soudain de ses mains sur le dernier bouton de sa veste".
Enfin,
"c'est
contre la mort que son corps continue de se battre, comme on se bat
contre un mur".
Georges est toujours là, présent, avec la chair de son corps (mais
il "y
eut le temps des mains. Elles ne voient plus, n'entendent plus"),
présent aussi avec la chair de sa parole, et obligé de constater
que "les
mots sont désormais trop lourds pour elle".
"Je
reste à l'écart de ce que je ne saurais comprendre et voir". C'est
pourtant apaisé qu'il achève son récit : "Tu
ne me reconnais pas ? Un regard froid et le silence. Elle est
chez elle".
Cher
Georges, Suzanne est peut-être chez elle maintenant, mais ton aimée
est aussi en toi, et même en nous, car tu nous as donné, tu lui as
donné, le plus beau cadeau qui soit : un récit magnifique, un des plus beaux livres de notre époque, fin, subtil, sans
sensiblerie, un récit qui nous illumine, un récit de transmission,
de partage, de don, je dirais presque de passage de témoin. Et, dans
notre monde spirituellement si pauvre, c'est une source de vie.
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