Nous
devrions plus souvent ouvrir nos classiques. Soit ils nous
recouvriraient d'ennui, soit ils nous détourneraient d'une vie
immédiate dans laquelle nous nous complaisions.
(Pierre
Sansot, J'ai renoncé à vous séduire)
Il
se trouve que voici une dizaine de jours je me promenais du côté de
Lyon, et que mon fils a eu la riche idée de de me faire découvrir
La
Demeure du Chaos.
J'en ignorais totalement l'existence. Dans cette petite commune de
Saint Romain au Mont d'Or, à quelques km au nord de Lyon, où
résident les classes moyennes supérieures et supérieures, le choc
est assez brutal de voir, en face de ces cités ceintes de hauts
murs, de grilles électriques, de portails sécurisés, surgir
soudain un immense bâtiment presque entièrement repeint en noir,
avec des graffitis blancs ou rouges qui interpellent le visiteur :
"TCHERNOVILLE
AUX Mt D'OR", "Lehman brothers, Madoff —>
LES BANKSTERS !", "FUKUSHIMA FMOWERS", "la
ruée vers l'ordre", "la poésie est une insurrection
contre la société", "l'art c'est ce qui surgit quand
l'homme écoute son propre mystère", "NO PASARAN !"...
et des centaines d'autres, la reproduction de portraits d'hommes plus
ou moins célèbres (Malraux, Gainsbourg, Badinter, Coluche, Oscar
Wilde, Castro, Agamben, McLuhan, Norman Spinrad, Bouteflika, Mohammed
VI, Kadhafi, El-Assad, Baudelaire,etc.), le tout dans une atmosphère à tonalité largement
politique, au sens noble du terme, c'est-à-dire en lutte contre le
conformisme ambiant et stigmatisant notre société spirituellement
nulle (dixit Georges Picard).
Photo : site demeure du chaos
Photo : site demeure du chaos
"Le
facteur Cheval : haï des notables de Hauterives... adoré du
monde entier" : là, il s'agit pour les promoteurs de
l'entreprise, un collectif d'artistes qui a créé la demeure en 1999
sous l'impulsion de Thierry Ehrmann, et y a installé près de 4000
œuvres d'art distinctes (tous ces murs peints et graffes divers en
sont, ainsi que des sculptures monumentales, telle Ground zéro, des
installations
comme on dit aujourd'hui, on peut y passer des heures), constituant
un véritable musée à ciel ouvert, de faire vivre un lieu, en y
accueillant des résidences d'artistes et d'innombrables visiteurs :
près d'un million en cinq ans. La commune et les riverains veulent
faire la peau de cette entreprise, et intentent procès sur procès
pour la détruire : toujours le même refrain, qu'on connaît
bien. Ce
n'est pas de l'art.
Comme si l'art devait attendre la mort des artistes et les siècles à
venir pour se définir. Derrière tout ça, il y a surtout une
affaire de gros sous. Les riverains, qui ne craignent pas de
s'abriter derrière de multiples barrières à commande électronique
(sans doute pour se protéger de la contagion des artistes ou de
celle des innombrables visiteurs), pensent en effet que la présence
de
la Demeure du Chaos
est avant tout un facteur de préjudice financier potentiel : –
Nos propriétés [souvent des maisons sans aucun caractère
particulier, puis-je me permettre de commenter] perdent de leur
valeur, d'être placées à côté de cet immonde bâtiment,
complètement dénaturé et impur, clament-ils à qui veulent les
entendre. Ben oui, comme celles situées à proximité d'une ligne de
TGV, d'une autoroute ou d'un aéroport ! Sauf que la gêne
occasionnée n'est pas la même, tout de même. Je pense à ces
belles phrases de Mohammed
Khaïr-Eddine, dans
Il était une fois un vieux couple heureux :
"après tout, si la réalité est
bien désagréable, il y a encore quelque chose au fond de soi qu'il
faudrait saisir... C'est l'amour de la vie, c'est le rêve,
l'éternité, la beauté, l'Innommé, l'Inconnaissable peut-être...
Et si l'on rêve, ce n'est pas pour rien. Seule la poésie permet cet
accomplissement de soi, elle seule nous libère des entraves
terrestres et du comportement insensé des hommes."
Remplaçons
le mot poésie par le mot art. Nom d'une pipe, je sais bien que ce
n'est pas à la mode, qu'il faut être dans le concret (c'est si
beau, le concret : "vous vous êtes mis à penser pour
produire un ustensile de silice et puis un vase de terre cuite et la
truelle et le pot de chambre et le zyklon b et la bombe atomique, ça
donne de beaux résultats de penser", écrit Antonio
Tabucchi, dans
Tristano meurt),
dans le soi-disant efficacement économique (on voit ce que ça
donne, la richesse pour quelques-uns, le malheur pour le plus grand
nombre), mais laissons la part au rêve, tellement abîmé par les
faux semblants télévisuels et publicitaires, et favorisons la folie
créatrice, du moment qu'elle ne fait de mal à personne. On laisse
perdurer la fabrication d'armes meurtrières, et donc de guerres –
car qui peut penser que les armes sont faites pour ne pas s'en
servir ? – et on voudrait criminaliser une demeure d'artistes,
sous le faux prétexte qu'elle ne plaît pas, qu'elle expose en
direct, puisque sur les murs, l'explosion de leur créativité,
transformant une grande propriété bourgeoise en une demeure tatouée
de peintures, de graffitis, de symboles, à la cour parsemée de
sculptures monumentales (plaques de métal ouvragées, bunker, crânes
géants, intégration dans ces sculptures de tous les symboles d'une
civilisation technicienne rouillée : carcasses de voitures,
d'avions, de tanks, d'hélicoptères, de containers, de bidons, de
tuyaux, etc.), et qui choque le bourgeois, indéniablement. "Il
faut explorer l'utopie, le rêve est réalité", semble être le
devise de cet étrange musée.
On
est là dans le perpétuel mouvement, dans le bouillonnement créatif,
l'art s'infiltre partout dans les contours du domaine de la
propriété. J'ai été séduit par les nombreuses allusions
littéraires, artistiques, philosophiques, politiques, qui traversent
les murs et nous explicitent cet art vivant, en train de se
construire dans notre vie de tous les jours, quasiment sous nos yeux,
dans un questionnement provocant. Mais les riverains devraient en
être fiers ! S'ils en sont mécontents, c'est peut-être aussi
que ce musée reflète un peu trop bien le chaos du monde
contemporain. Bien sûr, dans leur monde lisse et aseptisé,
surprotégé de partout, la
demeure du Chaos
peut apparaître comme une menace. Le choc des images, des graffitis,
des sculptures, nous rappelle à l'ouverture vers une nouvelle
échelle de valeurs permettant de décrypter notre siècle. "Nous
n'avons que notre vie pour aller à la découverte de ce que nous
sommes au fond ; et c'est être poète déjà que concevoir sa
vie sous l'angle de l'être et non sous l'angle de soi",
nous dit Maurice Blanchot, dans son
petit essai sur Joë Bousquet.
Nous avons une chance inouïe de pouvoir nous ouvrir, nous (au
contraire des élèves de troisième d'un collège sensible, que
Danièle Sallenave a rencontrés, et qui écrit : "je
vois se dessiner leur monde, je vois aussi que rien ne les prépare à
en sortir, que tout les enferme au contraire et les boucle à double
tour"),
et donc de comprendre un peu le chaos dans lequel nous vivons.
N'en
déplaise aux efficaces de tout poil, les artistes et les poètes
sont ceux qui nous explicitent le mieux cette drôle d'époque et
cette drôle d'existence à travers laquelle nous passons sans
parfois la comprendre. Ils sont comme les enfants ("Elle
comprenait aussi, peut-être pour la première fois, à quel point il
était important, pour les enfants, que leurs parents leur fassent
confiance, au lieu de les tenir en dehors de tout afin de les
protéger", Björn
Larsson, Le mauvais œil),
faisons leur confiance, aux artistes et aux poètes, cessons de nous
surprotéger et peut-être serons-nous capables de sortir de
l'immédiateté terrifiante qui le plus souvent nous paralyse.
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