jeudi 10 mai 2012

10 mai 2012 : qui parle de chaos ?



Nous devrions plus souvent ouvrir nos classiques. Soit ils nous recouvriraient d'ennui, soit ils nous détourneraient d'une vie immédiate dans laquelle nous nous complaisions.
(Pierre Sansot, J'ai renoncé à vous séduire)


Il se trouve que voici une dizaine de jours je me promenais du côté de Lyon, et que mon fils a eu la riche idée de de me faire découvrir La Demeure du Chaos. J'en ignorais totalement l'existence. Dans cette petite commune de Saint Romain au Mont d'Or, à quelques km au nord de Lyon, où résident les classes moyennes supérieures et supérieures, le choc est assez brutal de voir, en face de ces cités ceintes de hauts murs, de grilles électriques, de portails sécurisés, surgir soudain un immense bâtiment presque entièrement repeint en noir, avec des graffitis blancs ou rouges qui interpellent le visiteur : "TCHERNOVILLE AUX Mt D'OR", "Lehman brothers, Madoff > LES BANKSTERS !", "FUKUSHIMA FMOWERS", "la ruée vers l'ordre", "la poésie est une insurrection contre la société", "l'art c'est ce qui surgit quand l'homme écoute son propre mystère", "NO PASARAN !"... et des centaines d'autres, la reproduction de portraits d'hommes plus ou moins célèbres (Malraux, Gainsbourg, Badinter, Coluche, Oscar Wilde, Castro, Agamben, McLuhan, Norman Spinrad, Bouteflika, Mohammed VI, Kadhafi, El-Assad, Baudelaire,etc.), le tout dans une atmosphère à tonalité largement politique, au sens noble du terme, c'est-à-dire en lutte contre le conformisme ambiant et stigmatisant notre société spirituellement nulle (dixit Georges Picard).
P1050021 Abode of Chaos from above - La Demeure du Chaos vue du cielPhoto : site demeure du chaos
"Le facteur Cheval : haï des notables de Hauterives... adoré du monde entier" : là, il s'agit pour les promoteurs de l'entreprise, un collectif d'artistes qui a créé la demeure en 1999 sous l'impulsion de Thierry Ehrmann, et y a installé près de 4000 œuvres d'art distinctes (tous ces murs peints et graffes divers en sont, ainsi que des sculptures monumentales, telle Ground zéro, des installations comme on dit aujourd'hui, on peut y passer des heures), constituant un véritable musée à ciel ouvert, de faire vivre un lieu, en y accueillant des résidences d'artistes et d'innombrables visiteurs : près d'un million en cinq ans. La commune et les riverains veulent faire la peau de cette entreprise, et intentent procès sur procès pour la détruire : toujours le même refrain, qu'on connaît bien. Ce n'est pas de l'art. Comme si l'art devait attendre la mort des artistes et les siècles à venir pour se définir. Derrière tout ça, il y a surtout une affaire de gros sous. Les riverains, qui ne craignent pas de s'abriter derrière de multiples barrières à commande électronique (sans doute pour se protéger de la contagion des artistes ou de celle des innombrables visiteurs), pensent en effet que la présence de la Demeure du Chaos est avant tout un facteur de préjudice financier potentiel : – Nos propriétés [souvent des maisons sans aucun caractère particulier, puis-je me permettre de commenter] perdent de leur valeur, d'être placées à côté de cet immonde bâtiment, complètement dénaturé et impur, clament-ils à qui veulent les entendre. Ben oui, comme celles situées à proximité d'une ligne de TGV, d'une autoroute ou d'un aéroport ! Sauf que la gêne occasionnée n'est pas la même, tout de même. Je pense à ces belles phrases de Mohammed Khaïr-Eddine, dans Il était une fois un vieux couple heureux : "après tout, si la réalité est bien désagréable, il y a encore quelque chose au fond de soi qu'il faudrait saisir... C'est l'amour de la vie, c'est le rêve, l'éternité, la beauté, l'Innommé, l'Inconnaissable peut-être... Et si l'on rêve, ce n'est pas pour rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi, elle seule nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des hommes."
Remplaçons le mot poésie par le mot art. Nom d'une pipe, je sais bien que ce n'est pas à la mode, qu'il faut être dans le concret (c'est si beau, le concret : "vous vous êtes mis à penser pour produire un ustensile de silice et puis un vase de terre cuite et la truelle et le pot de chambre et le zyklon b et la bombe atomique, ça donne de beaux résultats de penser", écrit Antonio Tabucchi, dans Tristano meurt), dans le soi-disant efficacement économique (on voit ce que ça donne, la richesse pour quelques-uns, le malheur pour le plus grand nombre), mais laissons la part au rêve, tellement abîmé par les faux semblants télévisuels et publicitaires, et favorisons la folie créatrice, du moment qu'elle ne fait de mal à personne. On laisse perdurer la fabrication d'armes meurtrières, et donc de guerres – car qui peut penser que les armes sont faites pour ne pas s'en servir ? – et on voudrait criminaliser une demeure d'artistes, sous le faux prétexte qu'elle ne plaît pas, qu'elle expose en direct, puisque sur les murs, l'explosion de leur créativité, transformant une grande propriété bourgeoise en une demeure tatouée de peintures, de graffitis, de symboles, à la cour parsemée de sculptures monumentales (plaques de métal ouvragées, bunker, crânes géants, intégration dans ces sculptures de tous les symboles d'une civilisation technicienne rouillée : carcasses de voitures, d'avions, de tanks, d'hélicoptères, de containers, de bidons, de tuyaux, etc.), et qui choque le bourgeois, indéniablement. "Il faut explorer l'utopie, le rêve est réalité", semble être le devise de cet étrange musée.
On est là dans le perpétuel mouvement, dans le bouillonnement créatif, l'art s'infiltre partout dans les contours du domaine de la propriété. J'ai été séduit par les nombreuses allusions littéraires, artistiques, philosophiques, politiques, qui traversent les murs et nous explicitent cet art vivant, en train de se construire dans notre vie de tous les jours, quasiment sous nos yeux, dans un questionnement provocant. Mais les riverains devraient en être fiers ! S'ils en sont mécontents, c'est peut-être aussi que ce musée reflète un peu trop bien le chaos du monde contemporain. Bien sûr, dans leur monde lisse et aseptisé, surprotégé de partout, la demeure du Chaos peut apparaître comme une menace. Le choc des images, des graffitis, des sculptures, nous rappelle à l'ouverture vers une nouvelle échelle de valeurs permettant de décrypter notre siècle. "Nous n'avons que notre vie pour aller à la découverte de ce que nous sommes au fond ; et c'est être poète déjà que concevoir sa vie sous l'angle de l'être et non sous l'angle de soi", nous dit Maurice Blanchot, dans son petit essai sur Joë Bousquet. Nous avons une chance inouïe de pouvoir nous ouvrir, nous (au contraire des élèves de troisième d'un collège sensible, que Danièle Sallenave a rencontrés, et qui écrit : "je vois se dessiner leur monde, je vois aussi que rien ne les prépare à en sortir, que tout les enferme au contraire et les boucle à double tour"), et donc de comprendre un peu le chaos dans lequel nous vivons.
N'en déplaise aux efficaces de tout poil, les artistes et les poètes sont ceux qui nous explicitent le mieux cette drôle d'époque et cette drôle d'existence à travers laquelle nous passons sans parfois la comprendre. Ils sont comme les enfants ("Elle comprenait aussi, peut-être pour la première fois, à quel point il était important, pour les enfants, que leurs parents leur fassent confiance, au lieu de les tenir en dehors de tout afin de les protéger", Björn Larsson, Le mauvais œil), faisons leur confiance, aux artistes et aux poètes, cessons de nous surprotéger et peut-être serons-nous capables de sortir de l'immédiateté terrifiante qui le plus souvent nous paralyse.

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