il
faut que quelque chose d'inconnu, d'insensé, arrive. J'ai une peur
bleue du prévisible. D'une vie calculée. Parce qu'à la fin, un
moins un égale zéro, et alors c'est la mort.
(Rafael
Horzon, Le livre blanc
de Rafael Horzon)
Me
voici aujourd'hui pour parler cinéma, décidément un art que je
révère et dont je pourrais difficilement me passer. C'est que je
viens de voir successivement trois films qui, chacun, m'ont rappelé
que nous vivons, selon le mot de Kafka (dans son Journal
intime,
Grasset, 2003, trad. Pierre Klossowski), "le
nez plongé dans le fleuve du temps ; voici que nous reculons,
nageurs autrefois, promeneurs à présent, nous sommes perdus. Nous
sommes hors-la-loi, nul ne le sait, et pourtant chacun nous traite
comme tels."
Car ces trois films nous plongent dans le fleuve du temps pour nous
faire découvrir les valeurs essentielles du rapport à l'autre, de
l'altruisme et de la générosité, notions qui peuvent paraître
ringardes aujourd'hui, dans une société si individualiste et dans
le monde néo-libéral, où chacun peut bien crever tout près de
nous sans qu'on lève le petit doigt ou même sans qu'on s'en
aperçoive.
Commençons
par le premier vu par ordre chronologique. El
Chino
est un film argentin réalisé par Sebastian Borensztein. Le héros,
Roberto, est un vieux garçon maniaque (il éteint tous les soirs la
lampe de chevet à 23 heures précises), qui tient une boutique de
quincaillerie où il vend un peu de tout, et en particulier des
boulons, pointes et vis qu'il s'amuse à compter quand il reçoit les
boîtes que lui proposent les fournisseurs, constatant qu'il n'y a
jamais le nombre indiqué (en général nettement moins!). Il rabroue
ses rares clients. Son seul ami est le facteur, nanti d'une
belle-sœur, Mari, tout aussi vieille fille, et qu'il aimerait bien
caser, d'autant que Roberto ne lui est pas indifférent. Le postier
lui apporte des collections de vieux journaux dans lesquels, autre
maniaquerie, Roberto découpe les faits divers les plus extravagants
que la presse quotidienne excelle à rapporter, faits divers qui le
font rêver par procuration, notamment des amours imaginaires. Et
voilà qu'un jour, un jeune Chinois lui tombe dessus (je vous
laisse découvrir le pourquoi) : Jun vient de débarquer en Argentine
à la recherche de son oncle qui y vit depuis longtemps. Mais Jun ne
parle pas un mot d'espagnol et Roberto pas un mot de chinois !
Roberto a le malheur de le prendre en compassion et de l'héberger
pour une nuit. Et ce mouvement incongru de générosité va
bouleverser sa vie : de bougon et cynique, il va presque devenir
aimable et romantique, de solitaire, il va apprendre à se laisser
apprivoiser. Et sa petite vie étriquée, calculée au millimètre et
prévisible, va enfin changer ! Un très beau film, d'une
humanité chaleureuse : ah, ça fait du bien !
Le
deuxième est un film allemand,
Pour lui
(réalisé par Andreas Dresen). Là, je dois dire que j'étais de
plain-pied dedans. Car c'est de la vie et de la mort dont traite ce
film. Frank, le héros, apprend tout au début qu'il a une tumeur au
cerveau inopérable et qu'il lui reste seulement quelques mois à
vivre. Ce père de famille, ouvrier, flanqué d'une épouse aimante,
Simone, conductrice de tramway, et de deux enfants, Lili, adolescente
et un petit garçon, Mika, huit ans, va devoir faire face à ce drame
et réussir à se faire accompagner jusqu'au bout par sa famille.
C'est dur, j'ai connu ça. Bien des scènes étaient pour moi du
vécu. Car les pertes progressives des facultés physiques et
mentales, l'agressivité du malade, les difficultés à accompagner,
les soignants admirables, le dévouement nécessaire pour aller
jusqu'à la fin du parcours, le fait de sentir hors la loi commune et
abandonné, l'envie que ça finisse, tout ce quotidien lié à une
telle maladie, est transcrit ici avec une grande délicatesse mêlée
à un réalisme parfois brut (certaines scènes relèvent du
documentaire, comme la toilette intime du grabataire) qui nous
rappellent sans pathos que nous devons accorder à la mort une place
que notre société occulte. La lucidité et la dignité du héros
encouragent la tendresse de son entourage, malgré les troubles de
son comportement et les découragements inévitables qu'il cause. Il
y a de très belles scènes. Pour moi, il ne s'agit pas d'oublier,
même si la fin du film montre l'épouse ouvrant une fenêtre :
la vie continue. Un film nécessaire pour regarder sa propre vie en
face et se préparer soi-même au départ.
Enfin,
le troisième film, Indian
palace,
est un film anglais de John Madden, qui m'avait été chaudement
recommandé par mon amie anglaise. Je l'ai vu en avant-première en
compagnie d'une de mes sœurs, et nous en sommes sortis ragaillardis.
C'est aussi un film sur la vieillesse et l'ouverture (ou la
fermeture) possible qu'elle représente. Au départ, un petit groupe
d'Anglais retraités (veufs, célibataires ou couples à qui les
maigres économies ne permettent pas de vivre décemment en
Angleterre, ni de s'y faire opérer de la hanche pour l'une d'entre
elle) répond à une annonce d'internet promettant une vieillesse
paradisiaque dans un palais hindou transformé en hôtel pour
retraités (the Best Exotic Marigold Hotel for elderly). Las, ils
déchantent, à l'arrivée ; le palais n'est plus qu'une ruine,
même si son jeune directeur, incorrigiblement optimiste (son credo,
c'est "Tout est bien qui finit bien ; et si ça n'est
encore bien, c'est que ce n'est pas la fin"), envisage les
transformations nécessaires ; mais il est sans argent et
cherche désespérément un mécène. En attendant, le petit groupe
d'Anglais représente les seuls clients. Il leur faut s'adapter à un
mode de vie très différent (nourriture, confort, bruits, odeurs,
grouillement de la foule dans les rues). Vont-ils réussir à
rebondir loin de la douilletterie anglaise ? Peut-on se refaire
une vie après soixante-cinq ans ? Ou même en certains cas en
débuter une ? Retrouver un amour de jeunesse ou constater que
son couple bat définitivement de l'aile ? Dans tous les cas,
sortir du prévisible, car ici, en Inde, il faut repartir à zéro ?
Ici, rien de pesant, c'est un film léger et savoureux, qui assume
les clichés (à voir en v. o., bien sûr, pour les excellents
comédiens britanniques, un vrai bonheur) et nous fait comprendre que
nous avons beaucoup à apporter aux autres et aussi à recevoir. Une
belle leçon, non ? Mais je sais que vous en êtes convaincus !
Et
c'est cette même leçon que nous délivrent les trois films. On va
peut-être me trouver incorrigiblement fleur bleue, mais je préfère
la générosité à l'égoïsme, la liberté positive (un bon rapport
aux autres) à la liberté négative (le repli sur soi), l'amour et l'amitié à la haine et à la détestation...
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