La
main tendue au proche est, selon moi, la forme élémentaire de
l'action politique.
(Georges
Picard, Tout m'énerve)
Avouons
qu'on ne lit pas tous les jours un livre de cette tenue, de cette
verve, de cette puissance, de cette qualité, de cette liberté de
ton, un livre qui démystifie les faux-semblants et remet bien des
pendules à l'heure, au milieu du conformisme béat et bien-pensant
qui nous écrase. Georges Picard, fils d'ouvrier, est un écrivain à
part, que je classerai volontiers du côté de Montaigne et de
Rousseau, par l'acuité du regard qu'il porte sur lui-même et sur
notre société, aussi bien que par la subtilité de l'écriture. Son
petit ouvrage Tout
m'énerve
(José Corti éd.) est un pur régal, une jubilation textuelle. Il
donne à penser sans être pesant, et à rire de nous-mêmes et de
notre société. Qui, après tout, mérite bien qu'on se moque
d'elle !
Plutôt
que de chroniquer ce livre, je préfère vous donner un florilège
d'extraits que j'ai cru bon de relever, pour vous donner un
avant-goût et – peut-être – vous donner envie de le lire en
entier.
Sur
la liberté : "Chez nous, la liberté n'est faite que pour
ceux qui peuvent ou savent s'en servir. Pour les autres, l'illusion
de la liberté suffit." […] "Je parle de cette liberté
qui fait que chacun trouve en lui-même le principe de son action et
de son plaisir, un idéal qui suppose l'indépendance d'esprit et la
volonté de se posséder envers et contre tous les fantasmes érigés
en dogmes idéologiques par nos sociétés (bienfaits de la
compétition, nécessité de la réussite sociale, supériorité de
l'image physique et de l'apparence, culte du rire-dérision, hystérie
suscitée par le fric et la notoriété, etc.)."
Sur
l'individualisme : "Mais [où est] l'individualisme quand
tout le monde pense, agit, consomme ou désire consommer comme le
voisin ?"
Sur
la célébrité : "tout converge pour flatter les égos
depuis que la télévision opère le miracle de rendre célèbres en
une soirée des inconnus qui auraient gagné à le rester. Je suggère
que les imbéciles à la mode portent sur le front la mention "vu
à la télé"...
Sur
le travail : "Tous esclaves, les uns du travail, les autres
de l'ennui. Jusqu'à présent, à d'infimes exceptions près, ni le
travail ni le loisir n'ont fait progresser la liberté des hommes."
[…] "Aujourd'hui, le travail aussi bien que les loisirs
favorisent le plus souvent la servitude ; du reste, ils semblent
organisés pour ça." […] "L'aliénation d'un
travail stupide est pire que l'aliénation du chômage."
[...] "Un soir,
rentrant chez moi – je logeais dans une chambre de bonne mansardée
de quelques mètres carrés, un matelas posé par terre à l'endroit
le plus bas sous le toit – je décidai brusquement de ne pas me
rendre à mon travail le lendemain, ni les jours suivants. Cette
décision me sembla être le premier acte vraiment positif de mon
existence. Plutôt crever de faim que de dépérir d'humiliation et
d'ennui !" [...] "Il
faut avoir travaillé dans une grande entreprise administrative (je
l'ai fait un certain temps) pour ressentir la vacuité et
l'asservissement de ces mots-là, distribués en rapports, courrier,
formulaires, et tirant la machine bureaucratique comme des chevaux
drogués. Pas de meilleur symbole de l'esclavage salarié. Le temps
des hommes et des femmes strictement soumis à le dictature de la
pointeuse ; toute parole libre et vivante bannie ; des
existences surveillées et rigoureusement canalisées..."
[...] "Le travail répétitif, tellement privé d'intérêt
qu'il engourdit en nous tout réflexe de survie, ce travail qui n'en
est pas un, à peine une occupation, plutôt une attache, un piquet,
un joug..."
Sur
l'économie : "Si Guignol avait une profession, il serait
économiste." […] "qu'est-ce qu'une erreur en économie ?
Une vérité mal comprise par les non-économistes. Depuis Molière,
on sait que les malades qui meurent contre l'avis du médecin n'ont
que ce qu'ils méritent. Les économies qui dérapent contre l'avis
des économistes l'ont bien cherché aussi."
Sur
le goût du pouvoir : "Je regarde autour de moi et je vois
surtout le goût de la compétition, du pouvoir et de l'avoir. Le
goût de l'esclavage. Le sadisme et le masochisme. Le terrorisme et
la trouille. L'arrivisme et le conservatisme mesquin. En somme, bien
peu de véritable désintéressement et d'authentique générosité."
Sur
l'idolâtrie du réel : "D'une façon générale,
l'obsession du "vécu" est d'autant plus forte qu'il n'y a
presque plus rien à vivre." […] "Les parents idolâtres
du "réel", du "concret", de la "vraie vie"
qu'ils opposent à tout ce qui, chez leur progéniture, est un peu
élevé et désintéressé, feraient reculer la civilisation de
vingt-cinq siècles si on les écoutait. Ils ont tellement peur de
l'imagination, cette faculté substantiellement "irréelle"
et planante, que leur plus cher désir est de s'offrir les services
de psychothérapeutes spécialisés dans l'émasculation." […]
"Adapter un enfant au monde réel, c'est lui caréner le cerveau
selon le profil bassement utilitariste de la société marchande et
de ses valeurs putassières".
Sur
le scientisme contemporain : "Avec ça, voyez l'incroyable
autosatisfaction de toutes ces blouses blanches qui empoisonnent
l'air, l'eau, la nourriture et transforment les peuples en troupeaux
de cobayes. N'allez pas les rappeler à la prudence et au bon sens,
ils vous traiteront de barbare et d'homme des bois." […] "À
quoi bon rappeler que le premier alunissage d'humains n'a pas fait
bouger d'un cil l'aiguille morale de l'humanité ? Les progrès
foudroyants de l'informatique laissent intactes la même misère, la
même sottise, les mêmes mesquineries qui accompagnent notre espèce
depuis la nuit des temps."
Sur
le désintéressement : "Écrire un traité sur la
Connaissance Philosophique quand on crève de faim [cas du héros de
Knut Hamsun, dans La faim], c'est fou ! C'est beau. Ça
donne l'amour de la pensée désintéressée et abstraite."
Sur
l'esprit rebelle : "Ce qui me plait tant chez
Nietzsche, solitaire infatigable et exemplaire, c'est son
iconoclastie furieuse, royale, son refus altier de céder sur
l'essentiel face à son époque, sa volonté superbe et un peu naïve
de se forger l'âme d'un héros. Je crois que cet héroïsme est à
la portée de quiconque se rebelle contre le destin impersonnel
programmé par une société spirituellement nulle."
[…] "Rien ne m'énerve
comme la résignation au sort commun quand chacun peut revendiquer
pour soi le droit moral absolu de s'opposer à la règle majoritaire.
La révolte de l'adolescence donne un avant-goût de l'état
insurrectionnel que l'adulte devrait cultiver pour échapper aux
contraintes réductrices du conformisme."
[…] "Quelle qu'ait pu être
par la suite ce que je n'ose pas appeler ma position sociale, le
souvenir de cette rupture symbolise à mes yeux la révolte de la
volonté personnelle contre le préjugé collectif. Ah, que n'ai-je
eu plus souvent l'occasion de sacrifier ainsi à l'esprit de
jeunesse !" […] "je vois
bien que la société française ayant surmonté la crise [mai 68],
elle en a gardé une méfiance envers les jeunes, les intellectuels,
les artistes, les professeurs, les théoriciens politiques et
sociaux, bref envers tous les "improductifs" dont l'esprit
frondeur constitue une entrave à l'efficacité économique."
Sur
le conformisme : "Voilà
bien l'ennui : pour être "résolument moderne", il
faut l'être trop sous peine de ne jamais l'être assez."
[…] "Comment
ne m'énerverais-je pas contre ces pions bornés de l'avant-garde,
tellement obnubilés par la crainte de louper le prochain train
qu'ils campent nuit et jour sur les rails ?"
Sur
la colère : "À
quoi bon tempêter contre le genre humain ? Alceste a épuisé
le rôle."
[…] "Oui,
se foutre en pétard est parfois salvateur, même lorsque la colère
est impuissante."
Sur
comment va le monde : "presque
toutes les nouvelles de la planète sont déplorablement
catastrophiques. La mort et la souffrance d'un côté, la tyrannie et
la corruption de l'autre. La bêtise épand ses lourds nuages
suffocants sur le monde."
Je
terminerai par cet aphorisme qui est une déclaration de guerre au
conformisme : "On ne sait pas qui l'on est avant d'essayer
au moins d'être quelqu'un." Mais si chacun essayait d'être
quelqu'un, les psys auraient-ils encore du boulot ???
1 commentaire:
merci pour cet article.`
aquitainedecroissance.org
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