mercredi 7 mars 2012

7 mars 2012 : sans pourquoi

La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit. Elle ne prête pas attention à elle-même, elle ne se demande pas si on la voit.
(Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique)


Je reviens sur l'histoire de la maison de retraite, car je l'ai visitée attentivement, sous la conduite de l'infirmière-directrice. F. m’en avait fait une description tellement idyllique, les chambres étaient très spacieuses, le jardin si extraordinaire (celui de Charles Trénet ?), bien entendu, elle la rêvait, sa maison. C’est certes une belle maison bourgeoise (don d’un riche négociant tangérois), mais le jardin est riquiqui (j’avais imaginé un grand parc, avec de grands arbres, d‘après ses dires), les chambres ordinaires (et loin des 60 m² annoncés, à peine 15 peut-être), bref, rien (à part le prix, peu élevé pour un retraité français, mais pour un Marocain ?) qui justifiât son enthousiasme. Très calme cependant (et donc quasiment sans vie), car à l’abri de la rue par de hauts murs recouverts de tessons de bouteille : quand je vous dis que ce n’est si éloigné que ça d’une prison. Aurait-on peur que les "pensionnaires" ne prennent la poudre d'escampette ?

Je suis donc hier mardi après-midi allé participer à l’hommage que faisait la Cinémathèque à l’actrice algérienne Nadia Kaci, vu un film, Viva lAldgérie, qui fut suivi d’un one-woman show de théâtre sur le thème du couple, suite de sketches, trois en français, deux en arabe. Je n’avais pas vu le film, ce fut donc une découverte. Il se passe à Alger en 2003, et raconte le destin de trois femmes qui habitent dans le même hôtel meublé : Papicha (extraordinaire Biyouna, déjà vue dans La source des femmes), ancienne danseuse de cabaret, rêve de relancer son cabaret, malgré les islamistes puritains ; sa fille Goucem (Lubna Azabal), travaille chez un photographe, est la maîtresse d’un médecin qui la mène en bateau et se console dans de folles soirées en boîte de nuit ; et Fifi, leur voisine, une prostituée (jouée par Nadia Kaci) dont un des clients est un policier. Toutes trois rêvent d’un avenir meilleur. Fifi entraîne Goucem chez une entremetteuse qui lui propose des veufs à marier… Mais Goucem est amoureuse de son docteur qui, lui, se partage entre une femme légitime et hystérique (on le serait à moins !), et au moins une autre maîtresse. Il ment à toutes, évidemment. Le seul défaut du film est qu’il est entièrement parlé français, ce qui rend sa crédibilité incertaine (seule Biyouna chante en arabe) : existe-t-il une version originale (La source des femmes puise toute sa force et son émotion dans le parler arabe) ?

Après le film, la pièce de théâtre, ou plutôt les sketches (apparemment rédigés à la suite d'un atelier où des Tangéroises et des Tangérois sont venus se confier), montrait la force du machisme dans la société marocaine d’aujourd’hui, et la difficulté d’être femme, malgré les progrès, en matière de divorce notamment. L’actrice (j’étais au troisième rang et la voyais donc en gros plan) jubilait. Curieusement, les premiers rangs étaient occupés par des hommes, dont beaucoup de jeunes, des habitués de la cinémathèque ; les femmes, très nombreuses, et en partie voilées, étaient au fond, comme si la séparation sexuée, très nette dans les rues, s’imposait aussi au théâtre. Et, le même soir, au restaurant, où j’ai mangé un pageot (ou dorade rose) grillé excellent, à la table voisine, deux Africains avaient invité deux Marocaines, et toute la conversation, que je n’ai pas pu m’empêcher de suivre, tant ils parlaient haut, tournait autour du sexe et des relations hommes/femmes. J’ai eu l’’impression de continuer les sketches de théâtre. L’un des Africains, surtout, insistait sur l’impossibilité de la fidélité masculine, et même féminine. Selon lui, tout homme était un Don Juan en puissance, et ceux qui prétendaient le contraire n’étaient que des menteurs, des fourbes et des dissimulateurs : « Dès qu'une occasion se présente, aucun homme ne la refuse ! Chassez le naturel, il revient au galop ! » Il parlait impeccablement le français (ce qui n‘était pas le cas des deux femmes, au français scolaire et laborieux), brocardait la virginité (« Trouve-moi une fille vierge ! Ça n’existe plus ! »), daubait sur le président français mort en plein orgasme (et me demandant son nom !), tandis que les jeunes femmes essayaient de parler sentiment et de dire qu’elles n’épouseraient qu’un homme qu’elles pourraient aimer. « Mais moi aussi, j’ai un cœur et du sentiment », rétorquait notre Don Giovanni. Bref, il draguait pour son propre compte et pour celui de son copain qui, lui, n’a presque pas ouvert la bouche. Il a payé les repas, ils sont repartis ensemble et, à mon avis, n’en sont pas restés là !




Je suis rentré à l’hôtel pour continuer Le temps des erreurs. L’époque de Choukri (les années 50 et 60) est formidablement recréée dans ce roman autobiographique, suite du Pain nu, que j’avais lu autrefois. La misère est omniprésente, et donc le rêve : "Dans les baraques, la seule ambition et toute la fortune, c’est la beauté du rêve, éveillé ou en dormant. Les pauvres sont les vrais rêveurs. Dans leurs petites coquilles, ils rêvent de grands espaces, de richesses, de festins somptueux, de fêtes tapageuses où l’on danse jusqu’à l’évanouissement. Vaines chimères, illusions délirantes". La description de la famille (le père, cossard et violent, la mère, tuberculeuse, les frères et sœurs qui essaient de survivre) est très forte : "Ici, la douleur est partout, dans les sourires forcés, les gestes brisés, les gestes vagues". Quant à la cour des miracles qui les entoure (voleurs, clochards, prostituées, ivrognes, fumeurs de kif, tout le petit peuple qu’il côtoie), je ne suis pas sûr en observant un peu les rues ici que ça ait tellement changé. Mohamed Choukri s’en est tiré par l’étude (et que de peine quand on entre comme lui à l‘école à vingt ans ! Mais c‘est aussi la preuve que ce n‘est pas impossible, et que l‘analphabétisme n‘est pas une fatalité), il avait une faim phénoménale de lectures. Mais il n’a jamais oublié ces temps difficiles.

Je suis retourné ce matin à la librairie Les Colonnes, haut lieu mythique de la culture tangéroise, et ai acheté deux livres d'autres écrivains marocains : Abdellah Taïa et Mohammed Khaïr-Eddine. Les livres sont chers pour les Marocains, dont le pouvoir d’achat est cinq fois inférieur au nôtre. Aussi y a-t-il très peu de librairies. J’en avais déniché une autre hier, au hasard de ma déambulation, impossible de la retrouver aujourd’hui. Comme si je l’avais rêvée. Un petit vent frais s’est levé. La température au vent ne semblait pas dépasser 15 °. Et finalement, je suis allé manger à la Maison communautaire des femmes, Darna, presqu’à côté de la Cinémathèque. C’est une magnifique maison, qui a été restaurée et qui est gérée par une association pour aider les femmes et les enfants dans le besoin. Des ateliers et des formations sont mis en place afin qu’ils puissent en sortir pour laisser la place à d’autres. Et la cour intérieure abrite une restaurant de plein air (la cuisine est un des ateliers), dont les bénéfices vont à l’association. Le Petit futé a parfois de bonnes idées en signalant de telles adresses. J’y ai très bien mangé pour un prix modique dans un cadre enchanteur. En été, le figuier doit faire une belle ombre. Les feuilles commençaient tout juste à sortir, signe que le climat de Tanger est plus doux et frais : il paraît qu'en été la chaleur y est très supportable.

Reviendrai-je à Tanger, je n’en sais rien et ne regrette en tout cas aucunement ces trois jours. Peut-être tenterai-je le couch-surfing, pour faire la connaissance d’habitants du pays ? La ville de Mohamed Choukri a beaucoup changé, elle s’est étendue, les immeubles et résidences nouvelles poussent comme des champignons, il y a des grues partout ; seule la médina et ses abords ont gardé leur aspect d’antan. Et, est-ce un hasard, en me regardant dans le miroir, je me trouve reposé, presque rajeuni, alors que ces derniers temps, je n’osais plus me regarder quand je me rasais. J’étais comme le héros de Joseph Grandjean, dans Les grandes manœuvres : "Un matin, en me rasant, j'ai regardé ma gueule dans la glace, avec ses plis, ses os et ses broussailles, et je me suis dit mon vieux Mérolpe, il se pourrait bien que tu finisses par caner. Y a pas de raison". Oui, au fond, y a pas de raison, mais c’est peut-être pas pour tout de suite… Et ce genre d’échappée singulière (au double sens de faite en solitaire et de surprenante) me redonne une jeunesse perdue, ou peut-être simplement oubliée, et de me retrouver comme la rose du mystique médiéval : je ne me demande plus pourquoi je fleuris (ou vieillis) moi aussi, je deviens un "sans pourquoi".

Je m’offrirai de temps à autre de telles escapades !


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