On peut vivre sans lire, bien sûr ; mais on peut aussi vivre sans aimer...
(Ricardo Menéndez Salmón, Le correcteur)
Chacun sait qu'Alfred Jarry situait l'action de sa bouffonnerie Ubu roi "en Pologne, c'est-à-dire nulle part". Or, il se trouve que j'ai lu sa pièce de théâtre en classe de seconde, en même temps que j'apprenais en histoire le dépeçage de la Pologne en 1795 (troisième partage, en fait, mais définitif celui-ci) par la Russie, la Prusse et l'Autriche. Ce qui explique le nulle part de Jarry, la Pologne n'existait plus, du moins sur les cartes. Mais ça n'empêchait pas les patriotes polonais d'exister et de se révolter à plusieurs reprises.
La révolte célèbre de 1830 inspira nos poètes français que je lisais assidûment : ainsi Casimir Delavigne écrivit une réplique de La Marseillaise, intitulée La Varsovienne, dont voici le refrain : "Polonais, à la baïonnette ! / C'est le cri par nous adopté ; / Qu'en roulant le tambour répète : / À la baïonnette ! / Vive la liberté!" Cette Varsovienne traduite en polonais est devenue d'ailleurs un chant révolutionnaire !
Musset ne fut pas en reste avec son non moins célèbre (en son temps) À la Pologne :
Jusqu'au jour, ô Pologne ! où tu nous montreras
Quelque désastre affreux, comme ceux de la Grèce,
Quelque Missolonghi d'une nouvelle espèce,
Quoi que tu puisses faire, on ne te croira pas.
Battez-vous et mourez, braves gens. — L'heure arrive.
Battez-vous ; la pitié de l'Europe est tardive ;
Il lui faut des levains qui ne soient point usés.
Battez-vous et mourez, car nous sommes blasés !
Victor Hugo écrivait Seule, au pied de la tour, où l'on trouve ces deux vers : "Triste Pologne ! hélas ! te voilà donc liée, / Et vaincue, et déjà pour la tombe pliée !", et évoquera à plusieurs reprises la "Pologne ensevelie". C'était un temps où les poètes n'oubliaient pas de crier au nom des opprimés. Ce qui nous ferait sourire aujourd'hui, où la poésie "engagée" a plutôt mauvaise presse.
Mais oui, Musset n'avait pas tort, voilà, nous sommes blasés, c'est le mot. Et le nouveau partage de la Pologne entre l'URSS et l'Allemagne en 1939, suivi par des destructions terribles, une répression féroce et les camps, puis par quarante-cinq années de stalinisme qui ont intégré la Pologne derrière le rideau de fer, n'a pas fini de nous étonner, pour peu qu'on s'intéresse à l'histoire. Après tout, notre Henri III n'a-t-il pas été élu roi de Pologne avant de rentrer précipitamment en France au décès de Charles IX (sa fuite de nuit ne le rend pas très sympathique aux Polonais). Inversement, de nombreux Polonais ne sont-ils pas venus au secours de la Révolution française attaquée de toutes parts (Kościuszko fut nommé citoyen français en 1792), formant les fameuses légions polonaises qui se sont illustrées sous les guerres du Directoire et de l'Empire : on peut citer Dąbrowski parmi leurs célèbres généraux. Il est d'ailleurs à noter que les Polonais ont été scandalisés d'être envoyés non pas toujours contre les trois vautours partageurs de la Pologne, mais parfois pour réprimer les révoltes de peuples (comme dans les états pontificaux ou en Haïti, et contre les révoltes populaires d'Espagne), car Napoléon Ier n'avait sans doute aucune envie, ni d'ailleurs le pouvoir, de libérer vraiment la Pologne. Et rappelons que c'est du comportement de ces légions polonaises que vient la fameuse expression "saoul comme un Polonais" : contrairement à ce qu'on croit ordinairement, elle n'a rien de péjoratif. C'était au contraire un compliment de Napoléon qui avait constaté que, même ayant bu, les Polonais étaient en état de combattre, ce qui n'était pas le cas des Français !
Tout cela me rendait les Polonais attachants, et quand j'ai rencontré Piotr et sa compagne Maria en 1973, à l'auberge de jeunesse associative de Trélazé où j'ai passé tout l'été, je me suis naturellement lié à eux, tout surpris qu'ils étaient de trouver un Français capable de citer des écrivains polonais et de les avoir lus ! Je les ai aidés comme j'ai pu, et en retour, Piotr m'invita en Pologne, où j'allais une première fois en mai 1974. L'accueil fut exceptionnel : Piotr s'est même décarcassé pour que je passe quelques jours à Zakopane et à Varsovie, et pour faire prolonger mon visa. J'ai donc fait connaissance de sa mère et de son père, de son frère Marcin, et de la grand-mère. Moments chaleureux et inoubliables. Piotr m'a emmené au cirque, au théâtre, dans un café poétique, en soirée assez arrosée chez des jeunes amis. J'ai visité Auschwitz, tous les musées de Cracovie, les mines de sel de Wieliczka, la maison de Chopin. Mais peu importe les visites, j'ai compris surtout que dans ce "nulle part", j'étais chez moi.
Depuis, j'y suis retourné l'année suivante, en voiture cette fois, et nous avons fait, avec Anne-Marie et Josué, guidés par Marcin, qui parle admirablement le français, le tour de la Pologne. De 1998 à 2002 (je crois), nous avons accueilli en vacances chez nous leur fils Michal, du même âge que Lucile, et qui a pu ainsi perfectionner son français. En 2003, nous y sommes allés, Claire, Lucile et moi. Et voici que je viens à nouveau d'y passer sept jours trop brefs. J'ai donc connu des Polognes bien différentes, car celle de 1974-1975 a peu à voir avec celle de 2003-2011. Et cela nous permet de vérifier le vers de Natália Correia, poétesse portugaise contemporaine, traduit en français dans l'anthologie Vingt et un poètes pour un XXe siècle portugais publiée chez L'escampette en 1994 : "Je crois en l’incroyable, aux choses étonnantes", Marcin lui-même n'arrive pas à croire à ce qui leur arrive, après les années difficiles de toute sa jeunesse (il est né en 1956).
Mon nouveau séjour a été captivant : Michal (j'ai fait connaissance de sa ravissante épouse, Ola) et Marcin m'ont voituré et accompagné, Grażyna m'a chouchouté. J'ai retrouvé Cracovie et Varsovie embellies, la montagne avec plaisir, le nouveau musée creusé sous la halle aux draps stupéfiant de modernité (l'interactivté y est parfaite, tout est traduit en sept langues), visité cette fois le Musée Chopin de Varsovie (un peu plus décevant, l'interactivité y est plus timorée), et j'ai déambulé des heures entières dans les rues.
J'ai été frappé par les nombreux offices religieux (sept ou huit par jour dans certaines églises). On est loin de la déchristianisation française. Je sais bien que la religion était l'antidote au communisme, mais quand même. Il y a là une soif de spiritualité qui se retrouve aussi dans la poésie et la littérature. Ce qui n'empêche nullement la dérision d'un écrivain comme Mrożek, justement, et ce fameux humour polonais qui leur a permis de tenir le coup, tant pendant les occupations russe, prussienne et austro-hongroise, que pendant les années de plomb 1945-1989. La vie est un peu moins chère qu'en France, ce qui veut dire chère pour le Polonais moyen. Mais la vie bat son plein. La capitale même m'a paru en effervescence, alors que Cracovie garde une sorte de nonchalance provinciale qui ne m'a pas déplu.
On pourrait d'ailleurs s'interroger sur ce fameux "nulle part" d'Ubu roi : pour ma part, j'ai presque tendance à penser que nous y sommes en plein en France, quand on regarde le comportement de plus en plus ubuesque des gens qui nous gouvernent.
La révolte célèbre de 1830 inspira nos poètes français que je lisais assidûment : ainsi Casimir Delavigne écrivit une réplique de La Marseillaise, intitulée La Varsovienne, dont voici le refrain : "Polonais, à la baïonnette ! / C'est le cri par nous adopté ; / Qu'en roulant le tambour répète : / À la baïonnette ! / Vive la liberté!" Cette Varsovienne traduite en polonais est devenue d'ailleurs un chant révolutionnaire !
Musset ne fut pas en reste avec son non moins célèbre (en son temps) À la Pologne :
Jusqu'au jour, ô Pologne ! où tu nous montreras
Quelque désastre affreux, comme ceux de la Grèce,
Quelque Missolonghi d'une nouvelle espèce,
Quoi que tu puisses faire, on ne te croira pas.
Battez-vous et mourez, braves gens. — L'heure arrive.
Battez-vous ; la pitié de l'Europe est tardive ;
Il lui faut des levains qui ne soient point usés.
Battez-vous et mourez, car nous sommes blasés !
Victor Hugo écrivait Seule, au pied de la tour, où l'on trouve ces deux vers : "Triste Pologne ! hélas ! te voilà donc liée, / Et vaincue, et déjà pour la tombe pliée !", et évoquera à plusieurs reprises la "Pologne ensevelie". C'était un temps où les poètes n'oubliaient pas de crier au nom des opprimés. Ce qui nous ferait sourire aujourd'hui, où la poésie "engagée" a plutôt mauvaise presse.
Mais oui, Musset n'avait pas tort, voilà, nous sommes blasés, c'est le mot. Et le nouveau partage de la Pologne entre l'URSS et l'Allemagne en 1939, suivi par des destructions terribles, une répression féroce et les camps, puis par quarante-cinq années de stalinisme qui ont intégré la Pologne derrière le rideau de fer, n'a pas fini de nous étonner, pour peu qu'on s'intéresse à l'histoire. Après tout, notre Henri III n'a-t-il pas été élu roi de Pologne avant de rentrer précipitamment en France au décès de Charles IX (sa fuite de nuit ne le rend pas très sympathique aux Polonais). Inversement, de nombreux Polonais ne sont-ils pas venus au secours de la Révolution française attaquée de toutes parts (Kościuszko fut nommé citoyen français en 1792), formant les fameuses légions polonaises qui se sont illustrées sous les guerres du Directoire et de l'Empire : on peut citer Dąbrowski parmi leurs célèbres généraux. Il est d'ailleurs à noter que les Polonais ont été scandalisés d'être envoyés non pas toujours contre les trois vautours partageurs de la Pologne, mais parfois pour réprimer les révoltes de peuples (comme dans les états pontificaux ou en Haïti, et contre les révoltes populaires d'Espagne), car Napoléon Ier n'avait sans doute aucune envie, ni d'ailleurs le pouvoir, de libérer vraiment la Pologne. Et rappelons que c'est du comportement de ces légions polonaises que vient la fameuse expression "saoul comme un Polonais" : contrairement à ce qu'on croit ordinairement, elle n'a rien de péjoratif. C'était au contraire un compliment de Napoléon qui avait constaté que, même ayant bu, les Polonais étaient en état de combattre, ce qui n'était pas le cas des Français !
Tout cela me rendait les Polonais attachants, et quand j'ai rencontré Piotr et sa compagne Maria en 1973, à l'auberge de jeunesse associative de Trélazé où j'ai passé tout l'été, je me suis naturellement lié à eux, tout surpris qu'ils étaient de trouver un Français capable de citer des écrivains polonais et de les avoir lus ! Je les ai aidés comme j'ai pu, et en retour, Piotr m'invita en Pologne, où j'allais une première fois en mai 1974. L'accueil fut exceptionnel : Piotr s'est même décarcassé pour que je passe quelques jours à Zakopane et à Varsovie, et pour faire prolonger mon visa. J'ai donc fait connaissance de sa mère et de son père, de son frère Marcin, et de la grand-mère. Moments chaleureux et inoubliables. Piotr m'a emmené au cirque, au théâtre, dans un café poétique, en soirée assez arrosée chez des jeunes amis. J'ai visité Auschwitz, tous les musées de Cracovie, les mines de sel de Wieliczka, la maison de Chopin. Mais peu importe les visites, j'ai compris surtout que dans ce "nulle part", j'étais chez moi.
Depuis, j'y suis retourné l'année suivante, en voiture cette fois, et nous avons fait, avec Anne-Marie et Josué, guidés par Marcin, qui parle admirablement le français, le tour de la Pologne. De 1998 à 2002 (je crois), nous avons accueilli en vacances chez nous leur fils Michal, du même âge que Lucile, et qui a pu ainsi perfectionner son français. En 2003, nous y sommes allés, Claire, Lucile et moi. Et voici que je viens à nouveau d'y passer sept jours trop brefs. J'ai donc connu des Polognes bien différentes, car celle de 1974-1975 a peu à voir avec celle de 2003-2011. Et cela nous permet de vérifier le vers de Natália Correia, poétesse portugaise contemporaine, traduit en français dans l'anthologie Vingt et un poètes pour un XXe siècle portugais publiée chez L'escampette en 1994 : "Je crois en l’incroyable, aux choses étonnantes", Marcin lui-même n'arrive pas à croire à ce qui leur arrive, après les années difficiles de toute sa jeunesse (il est né en 1956).
Mon nouveau séjour a été captivant : Michal (j'ai fait connaissance de sa ravissante épouse, Ola) et Marcin m'ont voituré et accompagné, Grażyna m'a chouchouté. J'ai retrouvé Cracovie et Varsovie embellies, la montagne avec plaisir, le nouveau musée creusé sous la halle aux draps stupéfiant de modernité (l'interactivté y est parfaite, tout est traduit en sept langues), visité cette fois le Musée Chopin de Varsovie (un peu plus décevant, l'interactivité y est plus timorée), et j'ai déambulé des heures entières dans les rues.
Cracovie, place centrale
J'ai été frappé par les nombreux offices religieux (sept ou huit par jour dans certaines églises). On est loin de la déchristianisation française. Je sais bien que la religion était l'antidote au communisme, mais quand même. Il y a là une soif de spiritualité qui se retrouve aussi dans la poésie et la littérature. Ce qui n'empêche nullement la dérision d'un écrivain comme Mrożek, justement, et ce fameux humour polonais qui leur a permis de tenir le coup, tant pendant les occupations russe, prussienne et austro-hongroise, que pendant les années de plomb 1945-1989. La vie est un peu moins chère qu'en France, ce qui veut dire chère pour le Polonais moyen. Mais la vie bat son plein. La capitale même m'a paru en effervescence, alors que Cracovie garde une sorte de nonchalance provinciale qui ne m'a pas déplu.
On pourrait d'ailleurs s'interroger sur ce fameux "nulle part" d'Ubu roi : pour ma part, j'ai presque tendance à penser que nous y sommes en plein en France, quand on regarde le comportement de plus en plus ubuesque des gens qui nous gouvernent.
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