vendredi 10 juin 2011

10 juin 2011 : Ce nœud, ce feu


Si la durée de votre vie dépasse les prévisions, c'est en quelque sorte comme si vous provoquiez les autres.

(Alaa El Aswany, J'aurais voulu être égyptien)





Il en va de la durée de la vie comme de la durée d'un voyage en train : il y a quelque provocation à dépasser les prévisions. Surtout quand on est toujours en pleine forme : ainsi, Georges Bonnet, que je salue ici, et qui vient de fêter ses 92 ans. En voilà un qui ne dira pas comme ce "fou" de la Borde : "Mon Dieu, épargnez-moi la vieillesse, cet égarement dans la lumière, cette peur d'oiseau" (Marie Depussé, Dieu gît dans les détails : La Borde, un asile).

Mais aussi quand on est en petite forme, comme il arrive parfois aux trains, ou plus exactement à certains contrôleurs. Ainsi, ce matin, alors que je m'étais levé fort tôt pour prendre le train de 5 h 50 (le seul à prendre les vélos gratuitement de Poitiers à Bordeaux, ah ! on peut dire qu'ils encouragent vivement l'usage de la petite reine !), déjà installé dans le train vers 5 h 30 (on sait que je suis toujours en avance dans les gares) puisque le train ronronnait doucement sur la voie indiquée (preuve qu'au moins son conducteur était là !), et j'étais presque en état de commencer une douce somnolence, lorsque soudain, jetant un coup d'œil sur ma montre, confirmé par la pendule du quai de la gare, je vois marqué 6 h 05. Je me rappelle alors les griefs de mon ami C. contre la SNCF : chaque fois, ou presque, qu'il prend le train, il y a des retards inexpliqués. « Comment, lui disais-je, moi, ça ne m'arrive jamais, et je prends le train bien plus souvent que toi ! »

Quand 6 h 20 toque à ma montre, je me tourne vers deux dames qui papotent et commencent à s'inquiéter. Elles descendent puis remontent en disant : « Le contrôleur ne s'est pas réveillé, on l'attend. » J'apprends en la circonstance qu'un train ne peut pas circuler sans contrôleur, car elles ont bien essayé de circonvenir le conducteur, qui s'est réfugié derrière le règlement et la sécurité. Ainsi donc, si la sécurité de la machine dépend du conducteur, la sécurité des passagers dépend du contrôleur (!).

Bon, voilà qu'un message distillé par le haut-parleur nous annonce que « par suite de la difficulté d'acheminement du personnel, le train partira avec une heure de retard. » Qu'en termes galants ces choses-là sont dites ! Je me souvins alors d'un de mes collègues qui, pendant quelques semaines, alors qu'il devait prendre son service à 8 h 30 à la Bibliothèque universitaire, arrivait à 9 ou 10 voire 11 h, et ce sans explication autre que : « J'ai pas entendu le réveil ! » Ce charmant personnage (que j'aimais bien malgré tout) m'avoua quelque temps plus tard qu'il courait le guilledou (il éprouvait un besoin effréné de jeter sa gourme, ne l'ayant pas fait avant de se marier, et là il se trouvait après un divorce difficile) jusqu'à des heures très tardives, et que, couché vers les 5 heures, il ne pouvait guère se lever à 7 heures. Gageons que c'est ce qui est arrivé à notre contrôleur matinal qui, de ce fait, a éprouvé des difficultés d'acheminement !

Décidément, les chemins de fer, malgré leur prétention à la très grande vitesse, ne sont plus "ce nœud, ce feu", dont parlait mon amie de l'école de bibliothécaires, M., grande voyageuse en train – elle n'avait pas de voiture, ni même le permis – qui ne prononçait jamais autrement ce sigle national. Il faut croire que le nœud est devenu bien compliqué, et qu'il faudrait un nouvel Alexandre le Grand pour débrouiller son enchevêtrement, et que les contrôleurs n'ont plus le feu sacré pour être incapables de s'acheminer sur leur lieu de travail – un comble pour un cheminot !

À moins que nous ne soyons entrés dans "l'impénétrable désordre des relations humaines" que stigmatisait Susan Sontag, dans son journal Renaître, à la date du 4/1/1958.

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