« On s’indigne. C’est bien la dernière chose qui vous quitte. »
(Henning Mankell, Le dynamiteur, trad. Rémi Cassaigne, Seuil,2010)
Eh bien, à défaut d’écrire des poèmes, je continue à en lire, je vous propose celui-ci, n’en ayant pas trouvé un qui témoigne de l’indignation que me donne l’époque présente, tellement différente de celle que j’espérais dans ma jeunesse.
L'ALPHABET
a était la vague qui joue à saute-rochers ;
e, le soleil à demi noyé sous l’horizon ;
i, l’un de ces piquets de bois qui à la pieu-leu-leu couraient des galets jusqu’au sable se tremper les ribâtons dans l’eau, avec une mouette posée dessus qui criaille, aïe ! car la mer est froide ce juillet pluvieux.
o, le galet rond, te semblait un trèfle à quatre feuilles, au milieu de millions de dissemblables. Des gamins s’amusaient à les faire éclater contre la digue, ou à en érafler la peau luisant de l’eau à marée haute. Tu les détestais autant que s’ils avaient maculé d’encre ton cahier.
Et u, c’était quoi, l’échancrure du ravin dans la haute falaise blanche, avec des buissons fous qui à sa crête se penchent, et son pied chargé d’éboulis. Ou bien, car une voyelle se plie versatile à toutes les visions : u était le casier en osier dans lequel l’unique pêcheur, son visage buriné sous une casquette bleue, rapportait un, parfois deux homards recroquevillés de terreur, ou un congre se contorsionnant à s’en décrocher les dents, mais son hurlement ne sortait pas ;
et v, une voyelle aussi, la vieille barque étroite à grosses planches vertes, avec laquelle il partait à l’aviron relever ses invisibles lignes au milieu des vagues ;
f, la petite grue mouillée qu’un vacancier manivellait pour remonter sa barque sur les galets, tandis que lui et d’autres passaient des rouleaux dessous, avant de la hisser sur la digue les jours de grande marée.
j était la jolie crevette grise que ton oncle venait d’attraper dans le filet qu’il poussait, en veste bleue de mécanicien et pantalon rashorti, parmi les baigneurs en maillot. Toi, tu l’avais chipée dans son panier et la tenais entre deux doigts, admirant sa queue recourbée et les antennes jaillissant au-devant d’elle.
Même pour œ, tu savais : une moule au sortir de la marmite, valve ovale vide d’un côté, le jaune recroquevillé à droite, avec une languette noire qui dépasse.
Et g, tiens ! C’étaient les bigorneaux : bi, parce qu’en deux grelots, quand on tire le limaçon de sa coquille et qu’il s’y ragrippe par le boyau. Par contre, tu n’aimais pas du tout
m ou n, les trois-quatre pattes crochues de chaque côté du crabe grognon de bulles que ton grand-père déposait par taquinerie dans ton assiette.
Alors que t, tu adorais. C’est la vague qui bondit, s’enroulant pour sauter l’obstacle du rivage, et s’évanouir en poussières d’embruns dans la bruine de l’air. Plaquée par le vent au pied de la falaise, tu fixais des heures durant l’immensité agitée où chaque goutte joue sa course au coude à coude avec des millions de myriades d’autres. L’océan, pensais-tu confusément, est une forêt noyée dont tous les oiseaux chantent à la fois, chacun ensemble contre tout le monde. Les autres saisons, il est vrai, tu les passais non loin d’une forêt, toujours chez tes grands-parents. Tu ne te connaissais ni père ni mère. Est-ce pourquoi tu aimais sentir, ce pressant chaos te hérisser la peau de sa brise salée ? La nuit, tu contemplais de ta mansarde, sur la falaise, le livre sans fin de l’océan. On te retrouvait endormie le matin sur le rebord de la lucarne.
Jacques
Demarcq
Rimbaldiennes
coll.
« Architextes », Atelier de l’Agneau, 2015
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