Don
Fernand : le plus grave des malheurs, la sagesse peut le
vaincre.
(Pedro
Calderon de la Barca, Le prince constant, Éd. Théâtrales,
2005)
J’imagine
que la plupart de mes lecteurs n’ont jamais mis les pieds dans une
prison. Ce ne fut pas mon cas, car professionnellement, j’ai visité
toutes les prisons du Poitou-Charentes entre 1995 et 1999, et par
ailleurs, j’ai participé activement aux animations culturelles
proposées par l’association D’un
livre l’autre
dans les prisons de Poitiers, puis de Vivonne, jusqu’à mon départ
vers Bordeaux en 2011 : venue d’écrivains, et séances de
lecture à haute voix. J’ai toujours été saisi par les hauts
murs, les miradors, les nombreux sas (une
porte ne peut s’ouvrir que si la précédente est fermée),
les grilles verticales et grillages horizontaux, tout ce qui a trait
à l’enfermement et
au manque absolu de liberté, l’allure le plus souvent un peu
triste ou maladive des détenus, sans doute bourrés de médicaments. J’en
suis toujours sorti un peu déprimé : car pendant mon bref passage, je me sentais
moi-même emprisonné, comme doivent se sentir aussi gardiens et
surveillants. Et cependant, je n’ai jamais mis les pieds dan un
hôpital psychiatrique où l’on parque les malades mentaux
hospitalisés sous contrainte, c’est-à-dire prisonniers eux aussi.
C’est
ce que nous montre le beau film de Raymond Depardon, 12
jours.
Entre deux séances de "dialogue"
entre un juge et un malade assisté de son avocat, le cinéaste nous
promène dans les
longs
couloirs
de l'hôpital (aussi anxiogènes et froids que ceux des prisons)
où,
de-ci de-là, errent ceux qui sont en proie à des tourments
intérieurs et des souffrances
psychiques, qui
m’ont paru là aussi bourrés de neuroleptiques, quand ils ne sont
pas enfermés et assujettis à un lit de contention, comme le révèle
l’une des malades qui a dû subir cette violence inouïe lors de
son arrivée : entourée d’une douzaine de personnes, elles
fut déshabillée, puis attachée.
Ces femmes et ces
hommes sont
là, emmenés le plus souvent de force et sans leur consentement
(sous contrainte) parce qu’ils
peuvent présenter un danger pour eux-mêmes
ou pour
les
autres, voire
un
trouble pour
l'ordre public. Cependant,
depuis la
loi du 27 septembre 2013, les patients hospitalisés sous
contrainte dans les
hôpitaux psychiatriques doivent être présentés à un juge des
libertés et de la détention avant douze jours puis tous les six
mois si nécessaire. Un
juge évalue alors avant la fin des douze jours, à
partir du dossier médical qui lui est fourni, si l'hospitalisation doit se
poursuivre (le plus souvent), s'arrêter (rarement), ou s'adapter (permissions de sortie, par exemple). C'est ce que Raymond Depardon
nous montre :
ce temps de dialogue très court, mais chargé de sens.
Inutile
de dire qu’on a affaire ici à une
humanité extrêmement cabossée, malmenée
par la vie : une toute jeune femme, ancienne de la DASS, raconte
les viols qu’elle a subis, et souhaiterait sortir pour retrouver sa
fille de deux
ans, probablement placée elle aussi en famille d’accueil ; un
homme sorti de prison pour être amené ici (car classé
irresponsable pénalement) souhaite retrouver son père qu’il a tué dix ans plus tôt ; une employée
d’Orange, victime du
harcèlement au travail,
se montre en situation
d’extrême
détresse ; une
autre est là parce qu’elle a un comportement suicidaire (trente-sept ans de solitude, dit-elle, c'est-à-dire depuis sa naissance), elle
demande à mourir ; un
jeune migrant Angolais a atterri ici après une longue période
d’errance et de misère dans la rue...
Filmés de très près, leurs visages en gros plan, tous ces
"patients"
ont les yeux hagards,
tiennent parfois des
propos incohérents, ne comprennent pas toujours
les dires des juges.
On découvre ainsi un
domaine de la justice qui
nous interpelle : comment protéger ces êtres brisés par la vie ?
Et Depardon garde un
regard neutre aussi bien sur les internés que sur les juges. Le film
ne juge pas, il montre. Entre
deux audiences, la
caméra longe longuement
des couloirs où des "patients"
errent comme des âmes en peine, le corps souvent de travers,
balbutiant parfois, devant des chambres closes où on entend ici ou là des
cris, se déplace dans les jardins et les cours où l’on tourne en
rond comme dans les prisons, entourés de grillages surmontés de
barbelés, s’évade vers les
espaces brumeux de la ville, comme
un reflet de la
bouleversante détresse
des "pensionnaires"
qui nous frigorifie.
Je
suis rarement sorti d’un film en me disant qu’il était de
première nécessité comme celui-ci. Notre monde va très mal pour en
être arrivé là. Le
film nous livre en effet une
image terrifiante de la vulnérabilité sociale, et
peut-être, mais sans appuyer, de
notre responsabilité
dans la mise au jour
des maladies psychiques : insécurité due à la très grande
solitude, en particulier.
Comment réparer ce
type de souffrances, se demande-t-on ? Les médicaments ne
semblent transformer la plupart des patients (tout en les calmant,
certes) qu’en une sorte de zombies, incapables, en effet, de
reprendre une vie normale. Mais ces audiences redonnent, au moins momentanément, aux
patients leur statut d’humanité, entrevoyant au loin la liberté
qu’ils espèrent. Car ce n’est pas pareil pour eux d’être écoutés par ces
juges, hommes et femmes, que par des psychiatres, comme le montre la
parole de certains d’entre eux. Peut-être leur manque-t-il un Frantz Fanon qui les écouterait vraiment ?
Et, voyant le film, je n'ai pu m'empêcher de faire
le lien avec la prison qui rend une forte proportion de détenus
incapables de reprendre une vie normale, après une longue incarcération !
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