Il
tournait les pages délicatement pour ne pas troubler le sommeil de
sa mère parce qu’il se rappelait l’époque où lire passait pour
une forme de paresse et où il se devait de lire en cachette.
(Pierre
Sansot, Les pilleurs d’ombres, Payot & Rivages, 1994)
Au
moment où les médias de tous bords nous assomment avec les dithyrambes (abusifs)
d’un
écrivain mondain et d’un chanteur de la taille de Victor Hugo
(selon les dires de la porte-parole de LREM : décidément,
la culture est en train de baisser chez notre élite), je voudrais, quelques douze ans
après sa mort, rendre un hommage un peu plus mérité au livre d’un
petit, d’un obscur, d’un sans-grade...
Issu
d’une famille campagnarde, ayant vécu toute son enfance et sa
jeunesse parmi les
gens de peu
qu’il magnifiera dans son livre le plus connu (PUF, 1992, plusieurs fois
réédité), Pierre Sansot, jeune agrégé de philosophie choisit
d’être nommé en province, dans la France profonde, où son
apparence
physique et vestimentaire
improbable (rien
du prof compassé et cravaté),
ses retards fréquents (du fait des nuits passées au café en compagnie de
nocturnes dans son genre) à l’arrivée en classe, au
grand dam du proviseur,
le rendirent célèbre parmi ses
élèves : ils
"avaient
compris mon attirance pour l’ombre, ce morceau de nuit, et ils
avaient collecté plusieurs ombres, celle d’un cerisier, celle d’un
mur, celle d’une palissade, etc., et ils m’offrirent ce
magnifique bouquet d’ombres".
Il
reprend ce terme d’ombres dans ce merveilleux livre nonchalant où
il égrène des souvenirs nombreux et variés, mais toujours liés à
ce qu’on pourrait appeler l'attrait de la
marginalité, c’est-à-dire
cette faculté étrange qu’il a toujours eue, dès l’enfance,
d’être attiré par ce qui bouge, plus
que par ce qui
demeure, même
s’il admet son ancrage quelque
part dans
son Lot-et-Garonne natal, avec ses travaux des champs, son cassoulet
et son confit, les
habitants du cru, les écoliers et lycéens, et les originaux qu’il
rencontre partout : l’oncle Aurélien, cheminot qui le fait rêver en lui
racontant les gares incroyables du Massif central (de style gothique,
assyrien...), la tante Catherine qui disparut du jour au
lendemain (je vous laisse découvrir pourquoi), la
mère aussi, qui reçoit un sublime hommage dans le dernier chapitre,
les
gitans que le régime de Vichy a mis en résidence forcée dans le
canton, avec interdiction d’en sortir, un comble pour des gens du
voyage, et avec qui le jeune Pierrot se lia d’amitié, admiratif de
leur liberté et des jeunes gitanes au costume coloré qui le
faisaient danser...
Il
note à leur sujet : "Notre
culture contredit ouvertement les valeurs de la plupart des nomades.
Ainsi elle traque la nonchalance, le rien-faire, au moment même où
elle sécrète d’innombrables chômeurs".
Il se livre à un vibrant éloge de la paresse : "Chez
les gitans, la paresse n’était pas une forme (négative)
d’inactivité mais une manière positive d’user du temps, d’être
au monde, de conduire son existence".
Ajoutant d’ailleurs que ce don n’est pas donné à tout le
monde : "On
n’est point paresseux comme on est rouquin ou grand. C’est une
manière subtile d’égrener le temps, si subtile que certains êtres
ne seront jamais paresseux : savoir atténuer les forces trop
vives de notre être qui nous projettent toujours en avant, apprendre
à respirer les instants, les bonheurs, se tenir à l’affût de ce
qui tarde à venir, et qui, peut-être, ne viendra jamais, ne pas
s’en remettre à l’angoisse devant le rien. Ceux qui ne possèdent
pas ce don sombrent dans le désœuvrement, quand ils ne trouvent pas
une occupation".
Le magnifique chapitre qui leur est consacré est le plus long de ce
livre, où même
le vol ou la mendicité (reproches traditionnels faits aux gitans) trouvent grâce aux yeux du jeune
adolescent : "Mendier,
c’est perpétuer le voyage, aller de porte en porte, de ferme en
ferme, dire bonjour et adieu, bénir la main charitable ou vouer au
diable celui qui referme sur vous la porte. La mendicité ne comporte
aucun signe honteux".
Pierre
Sansot (1928 – 2005) n’a
jamais fait partie de ces histrions qui plastronnent à la
télévision. Il
se contentait de raconter,
de peindre les gens et les choses, de
décrire méticuleusement ce qu’il observait, trouvant
le mot juste, souvent
jubilatoire (sans
doute de par ses origines méridionales)
pour s’assimiler les
lieux et l’époque.
Ce livre de
souvenirs mâtiné
d’impressions confirme si besoin était son
talent d’observateur
sensible. Ici,
l’expérience vécue, filtrée
par la mémoire, est à mille lieues de l’autofiction à la mode,
comme de l’autobiographie égocentrique.
Le jeune Pierrot
est sans doute au
centre, mais il s'en écarte pour observer la périphérie, loin de tout discours
philosophique pesant ou abstrait. Il découvre le
réel dans sa nudité
pure, transcendé par l’imagination de l’enfant.
Un réel qui donne lieu
à des rencontres, à des échanges,
à des rêves, pour lesquels
la lenteur se révèle
indispensable (Sansot
a aussi écrit Du
bon usage de la lenteur).
La
vie n’est pas immobile, mais itinérances,
bifurcations, comme
l’oncle Aurélien toujours
entre deux gares : on
se doit de la prendre dans ses fulgurances (comme à la
pêche ou au rugby, où il excellait aussi).
De ce fait, la lecture
de Pierre Sansot est roborative, enrichie de détails
enchanteurs. Il nous
donne à voir la vie ordinaire, celle qui nous emporte au-delà du
monde restreint où l’on vit grâce à la puissance de l’esprit :
une sorte de bonheur
en somme, simple et élémentaire sans doute, mais nimbé de poésie.
C’est ce qui m'a touché.
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