jeudi 7 décembre 2017

7 décembre 2017 : un original


Il tournait les pages délicatement pour ne pas troubler le sommeil de sa mère parce qu’il se rappelait l’époque où lire passait pour une forme de paresse et où il se devait de lire en cachette.
(Pierre Sansot, Les pilleurs d’ombres, Payot & Rivages, 1994)

Au moment où les médias de tous bords nous assomment avec les dithyrambes (abusifs) d’un écrivain mondain et d’un chanteur de la taille de Victor Hugo (selon les dires de la porte-parole de LREM : décidément, la culture est en train de baisser chez notre élite), je voudrais, quelques douze ans après sa mort, rendre un hommage un peu plus mérité au livre d’un petit, d’un obscur, d’un sans-grade...

Issu d’une famille campagnarde, ayant vécu toute son enfance et sa jeunesse parmi les gens de peu qu’il magnifiera dans son livre le plus connu (PUF, 1992, plusieurs fois réédité), Pierre Sansot, jeune agrégé de philosophie choisit d’être nommé en province, dans la France profonde, où son apparence physique et vestimentaire improbable (rien du prof compassé et cravaté), ses retards fréquents (du fait des nuits passées au café en compagnie de nocturnes dans son genre) à l’arrivée en classe, au grand dam du proviseur, le rendirent célèbre parmi ses élèves : ils "avaient compris mon attirance pour l’ombre, ce morceau de nuit, et ils avaient collecté plusieurs ombres, celle d’un cerisier, celle d’un mur, celle d’une palissade, etc., et ils m’offrirent ce magnifique bouquet d’ombres". 
Il reprend ce terme d’ombres dans ce merveilleux livre nonchalant où il égrène des souvenirs nombreux et variés, mais toujours liés à ce qu’on pourrait appeler l'attrait de la marginalité, c’est-à-dire cette faculté étrange qu’il a toujours eue, dès l’enfance, d’être attiré par ce qui bouge, plus que par ce qui demeure, même s’il admet son ancrage quelque part dans son Lot-et-Garonne natal, avec ses travaux des champs, son cassoulet et son confit, les habitants du cru, les écoliers et lycéens, et les originaux qu’il rencontre partout : l’oncle Aurélien, cheminot qui le fait rêver en lui racontant les gares incroyables du Massif central (de style gothique, assyrien...), la tante Catherine qui disparut du jour au lendemain (je vous laisse découvrir pourquoi), la mère aussi, qui reçoit un sublime hommage dans le dernier chapitre, les gitans que le régime de Vichy a mis en résidence forcée dans le canton, avec interdiction d’en sortir, un comble pour des gens du voyage, et avec qui le jeune Pierrot se lia d’amitié, admiratif de leur liberté et des jeunes gitanes au costume coloré qui le faisaient danser...


Il note à leur sujet : "Notre culture contredit ouvertement les valeurs de la plupart des nomades. Ainsi elle traque la nonchalance, le rien-faire, au moment même où elle sécrète d’innombrables chômeurs". Il se livre à un vibrant éloge de la paresse : "Chez les gitans, la paresse n’était pas une forme (négative) d’inactivité mais une manière positive d’user du temps, d’être au monde, de conduire son existence". Ajoutant d’ailleurs que ce don n’est pas donné à tout le monde : "On n’est point paresseux comme on est rouquin ou grand. C’est une manière subtile d’égrener le temps, si subtile que certains êtres ne seront jamais paresseux : savoir atténuer les forces trop vives de notre être qui nous projettent toujours en avant, apprendre à respirer les instants, les bonheurs, se tenir à l’affût de ce qui tarde à venir, et qui, peut-être, ne viendra jamais, ne pas s’en remettre à l’angoisse devant le rien. Ceux qui ne possèdent pas ce don sombrent dans le désœuvrement, quand ils ne trouvent pas une occupation". Le magnifique chapitre qui leur est consacré est le plus long de ce livre, où même le vol ou la mendicité (reproches traditionnels faits aux gitans) trouvent grâce aux yeux du jeune adolescent : "Mendier, c’est perpétuer le voyage, aller de porte en porte, de ferme en ferme, dire bonjour et adieu, bénir la main charitable ou vouer au diable celui qui referme sur vous la porte. La mendicité ne comporte aucun signe honteux".
Pierre Sansot (1928 – 2005) n’a jamais fait partie de ces histrions qui plastronnent à la télévision. Il se contentait de raconter, de peindre les gens et les choses, de décrire méticuleusement ce qu’il observait, trouvant le mot juste, souvent jubilatoire (sans doute de par ses origines méridionales) pour s’assimiler les lieux et l’époque. Ce livre de souvenirs mâtiné d’impressions confirme si besoin était son talent d’observateur sensible. Ici, l’expérience vécue, filtrée par la mémoire, est à mille lieues de l’autofiction à la mode, comme de l’autobiographie égocentrique. Le jeune Pierrot est sans doute au centre, mais il s'en écarte pour observer la périphérie, loin de tout discours philosophique pesant ou abstrait. Il découvre le réel dans sa nudité pure, transcendé par l’imagination de l’enfant. Un réel qui donne lieu à des rencontres, à des échanges, à des rêves, pour lesquels la lenteur se révèle indispensable (Sansot a aussi écrit Du bon usage de la lenteur).
La vie n’est pas immobile, mais itinérances, bifurcations, comme l’oncle Aurélien toujours entre deux gares : on se doit de la prendre dans ses fulgurances (comme à la pêche ou au rugby, où il excellait aussi). De ce fait, la lecture de Pierre Sansot est roborative, enrichie de détails enchanteurs. Il nous donne à voir la vie ordinaire, celle qui nous emporte au-delà du monde restreint où l’on vit grâce à la puissance de l’esprit : une sorte de bonheur en somme, simple et élémentaire sans doute, mais nimbé de poésie. C’est ce qui m'a touché.

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