Nous
vivons dans une société où il faut que les choses servent. Or, le
verbe servir a pour étymologie être l’esclave de.
(Amélie
Nothomb, Riquet
à la houppe,
Albin Michel, 2016)
Je
disais l’autre jour, avec La
lune de Jupiter,
le film hongrois, que peut-être les migrants nous rendront notre
humanité. Avec La
villa,
Robert Guédiguian nous offre un de ses plus beaux films qui fait la
part belle à l’humanité aussi : ça commence comme un
règlement de compte familial.
Le
père a
fait une attaque et est devenu un légume. Armand, le fils qui n’a
jamais quitté le père,
retrouve
Joseph, flanqué d’une "fiancée"
deux fois plus jeune que lui, et Angèle, la fille, devenue
comédienne et
qui n’est pas revenue à la maison depuis vingt ans, par
suite d’un drame personnel, la noyade de sa petite fille.
Ce
retour au pays est
le moment de retrouvailles avec le vieux couple de voisins, Maurice
et Suzanne, et leur fils Yvan, ainsi qu’avec Benjamin, le pêcheur
et aussi comédien amateur.
Évidemment,
le monde ancien est perdu, les cabanons voisins ne sont habités que
par des vacanciers à la belle saison, l’atmosphère
devient
un peu nostalgique,
on
a perdu ses illusions.
Comme
toujours chez Guédiguian, après les règlements de compte, la
générosité finit par l’emporter.
La troupe de comédiens
habituels est complétée par une nouvelle génération
d’acteurs (mention spéciale à
Robinson Stévenin). Et
ça se passe dans un
lieu magique :
les calanques en face
de Marseille. Les spectateurs étaient très émus, ont beaucoup ri aussi ; et surtout,
nous avons été saisis par un reste de
rébellion chez les
anciens, redoublé
par une sorte de bonté chez
les plus jeunes
qui, personnellement,
m’a transporté. Alors, de la naïveté, oui, mais pourquoi pas ?
Le monde irait mieux si nous étions plus humains. Ici, le clan
déchiré va se ressouder grâce à l’accueil qu’ils offrent à
des enfants migrants.
J’ai senti planer
par moments l’ombre du meilleur John Ford et des réminiscences de Tchékhov.
Du cinéma classique
qui donne de l’espoir.
Par
ailleurs, je
rentre de Poitiers, où j’ai trouvé mes vieux amis mal en point :
Georges ne se remet pas d’une bronchite tenace (mais il est au moins
très entouré dans sa maison de retraite) et Odile d’un mal de dos
non moins tenace (à quoi s’ajoute pas mal de solitude). Je lui ai
donc fait des courses, comme d’habitude et samedi après-midi,
comme il faisait très beau et presque chaud, je l’ai emmenée se
promener à la Roseraie, pour changer du parc qui est sous ses
fenêtres et
où on va se balader habituellement.
Nous n’étions pas très nombreux, quelques couples, des joggers.
Nous nous sommes assis sur un banc auprès du grand étang, chauffés
au soleil de décembre et avons médité sur le passage du temps.
Comme
le matin même, j’étais allé pour elle à la poste, pour retirer
de l’argent (elle est tellement lente maintenant que le temps de
taper son code, pour peu qu’elle ne le valide pas tout de suite, la
carte est avalée) et pour faire une remise de chèques : elle
avait deux chèques à encaisser, qu’elle avait endossés et sur
lesquels j’avais noté son n° de compte. Je pensais trouver des
bordereaux-papiers de remise de chèques à remplir à la main (Odile
m’avait demandé de lui en rapporter pour qu’elle puisse faire ça
à la maison, et envoyer ses chèques par la poste, puisqu’elle ne
peut presque plus se déplacer). Que nenni, ça n’existe plus, il y
a désormais un automate.
Comme
toutes ces machines, il faut aller vite ; encore faut-il en
comprendre le fonctionnement ! Il m‘a fallu notamment chosir
le centre de paiement (par défaut, c’était Limoges, j’’ai
donc dû téléphoner à Odile, qui m’a confirmé que ce n’était
pas Limoges, mais Bordeaux, pour elle). Entretemps, la machine était
revenue à son point de départ. Je relance, je coche « AUTRES »,
puis Bordeaux dans la liste proposée, ensuite il fallait taper le n°
de compte, sur une fenêtre dans laquelle un pavé numérique
s’affiche. Le n° commençait par 0, je tape donc 0 puis la suite
et j’arrive au 8ème qui est la lettre S, à côté du pavé il y a
une case ALPHABET, je clique dessus, rien ne se produit, pas la
moindre lettre en vue, obligé d’appeler une employée qui me dit,
« vous n’avez pas validé, il faut valider la case, et
l’alphabet va apparaître », je valide, je tape sur S, refus
de la machine. Rappel de l’employée qui devait penser « Encore
un vieux ! » qui regarde et me dit : « Fallait
pas taper le 0, il y était déjà ! » ; je lui
réponds : « Y avait pas écrit de taper le n° de compte
en commençant par le second chiffre ! » Regard noir de la
jeune femme : « C'est évident, puisque le 0 y était déjà ! » « Pas
pour moi, et vous imaginez, je fais cette remise de chèques pour une
vieille dame de 92 ans, comment voulez-vous qu’elle y arrive si
moi, bien plus jeune qu’elle, j’ai des difficultés... »
« On est là pour ça, Monsieur. » Donc je recommence à
taper le n° de compte en commençant par le second chiffre. La dame
reste à côté de moi. Je lis Insérez le chèque dans la fente,
face en haut, en le plaquant vers la gauche. Il ressort. Elle me
dit : « Il faut le mettre dans le bon sens, vous l’avez
posé à l’envers. » Ouf, il est passé, on me demande le
montant : « Je l'ai oublié, la machine l'a avalé ! » « Vous
le voyez sur l’écran à gauche. Tapez 15, c’est un chèque de 15 €,», me dit-elle. J’obéis.
Puis je passe le second chèque, tape son montant, et m’apprête à
partir. « Attendez, Monsieur, le bordereau de remise de chèques
va sortir ! »
« Ah,
c’est charmant ! », me dit Odile quand je lui raconte
tout ça. « Ils pensent jamais aux vieux ! » C’est
vrai, qui pense encore à eux (en
dehors des personnages de Guédiguian),
dans les administrations, dans les services ? Au-delà de 90
ans, on est trop peu consommateur, on ne bouge plus assez, on n’est
plus assez performant. Et la société nous met de plus en plus de
bâtons dans les roues. On a pourtant
atteint l’âge où on a besoin d’avoir affaire à des êtres
humains, que ce soit à la poste, à la gare, dans les magasins,
enfin partout, à la bibliothèque même ; eh bien non, de plus
en plus, c’est un automate, c’est-à-dire une machine, bête
comme toutes les machines (par exemple, pour le n° de compte,
l’automate aurait dû m’empêcher de taper un 0 au début,
puisque le 0 était déjà affiché et qu’apparemment tous les n°
de compte de cette banque commencent par un 0), et qui en tout cas,
ne saurait nous parler !
De
plus, dans la grande solitude de l’âge, avoir affaire à une
personne (qui peut être la seule à qui on parle de toute la journée
!), c’est une joie qu’un automate n’offre pas. Je vois bien
dans les
magasins où des caisses traditionnelles cohabitent avec des
automates de paiement, les personnes âgées vont systématiquement
aux caisses où parfois elles s’attardent à bavarder
avec le
ou la caissière s’il n’y a pas de queue !
« Notre
monde se déshumanise », me dit Odile à l’issue de notre
entretien sur le banc. Et elle me cite de mémoire le poète Oskar
Władysław de Lubicz Miłosz, un de ses auteurs de chevet :
« Il
est doux, il est sage, il est bien / De n’être plus, de n’être
plus rien,
vois-tu, bientôt, moi aussi je ne serai plus rien, et je vais partir
sans regrets. »
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