Et
nous n’aimons rien tant que ce qui nous ressemble.
(Molière,
Dom Garcie de
Navarre,
acte IV, scène 6)
Je viens de lire deux livres magnifiques qui méritent que je les signale.
Ce
Retour à Reims
est exemplaire du cas d’un fils d’ouvrier et d’une femme de
ménage qui, ayant pu mener à bien des études (non sans peine, car
les obstacles furent nombreux, ce qu’il montre dans le livre) se
retrouve en fin de compte en porte-à-faux avec son milieu d’origine,
l’ascension sociale se redoublant d’une sorte de trahison de
classe. Car on n’oublie jamais d’où on vient. Lire à ce sujet
toute l’œuvre d’Annie Ernaux (notamment La
place
et Une femme),
et les superbes études de Richard Hoggart (La
culture du pauvre,
et 33, Newton
street).
Didier
Éribon retourne donc, après le décès de son père, vers la ville
qu’il a quittée vingt ans auparavant pour n’y plus revenir. Il y
retrouve sa famille qu’il avait largement abandonnée, pour
redécouvrir un passé qu’il avait tenu à occulter pour se
construire et devenir lui-même. Il n’a jamais aimé son père, il
l’a haï même, et tout ce qu’il représentait, notamment le
racisme de la classe ouvrière (qui explique en grande partie le
glissement du vote du Parti communiste vers le Front national). Il a
gardé de la tendresse pour sa mère ("j’en
arrive à me demander si le racisme de ma mère, et le mépris
virulent qu’elle (fille d’un immigré !) afficha toujours à
l’égard des travailleurs immigrés en général, et des “Arabes”
en particulier, ne fut pas un moyen pour elle, qui avait appartenu à
une catégorie sociale constamment rappelée à son infériorité, de
se sentir supérieure à des gens plus démunis encore"),
mais ne supporte plus ses frères si bien établis et contents d’eux.
Ce plongeon dans un passé refoulé, dans cet univers étriqué de
HLM inconfortables, de manque d’horizons culturels, où l’on
(parents aussi bien qu’enseignants) pousse les jeunes à quitter
l’école au plus tôt pour gagner leur vie (c’est un miracle
qu’il y ait échappé), avec comme seule perspective le mariage et
les futurs enfants sans avenir non plus, c'est ce retour qu'il nous raconte.
S’il
est parti dès qu’il a pu, c’est qu’il ne supportait plus cette
banalité d’une vie sans espérance, où régnaient, en plus de la
misère matérielle et morale, un machisme et une homophobie
étouffantes. Or, Didier Éribon s’est su homosexuel dès
l’enfance, avant même qu’il sache de quoi il s’agissait. Il
savait qu’en restant à Reims, il ne s’en sortirait pas et il a pu
s’épanouir à Paris, tant intellectuellement (auprès de Foucault
et autres grands intellectuels des années 70) que sexuellement,
bénéficiant de la libération post-soixante-huitarde, qui l’a
poussé à faire des recherches sur l’identité sociale des gays
(Réflexions sur
la question gay,
entre autres).
Récit
parfois terrible, mais toujours émouvant, car empreint d'une
étourdissante franchise. Éribon met à jour les mécanismes de
relégation sociale qui distinguent la classe bourgeoise (les nantis,
non seulement financièrement, mais aussi porteurs du capital
culturel : personnellement, je
me souviens encore de ce camarade d’université qui, quand je lui
avouais que j’aimais beaucoup Alexandre Dumas, me répondit :
« Peuh ! De la littérature pour concierges ! »),
de la classe ouvrière piégée dans sa situation qui paraît sans
issue (quotidien misérable, absence de culture "élevée"),
en dépit d’une certaine solidarité traditionnelle.
Éribon,
par sa rencontre avec un camarade de lycée qui fut, semble-t-il, son
seul ami alors, découvrit un monde inouï, le plaisir de la
littérature et de la musique, tout en se sentant atrocement
inférieur, et prenant honte de son milieu d’origine. Il comprit
les défauts qu’il devrait éviter, corriger ses fautes de langage,
donner le change sur son manque de culture "classique", et
souhaitera cacher à son ami son origine sociale : "Ce qui
allait de soi pour les autres, il me fallait le conquérir jour après
jour, mois après mois, au contact quotidien d’un type de rapport
au temps, au langage et aussi aux autres qui allait profondément
transformer toute ma personne, mon "habitus", et me placer de plus en
plus en porte-à-faux avec le milieu familial que je retrouvais
chaque soir". Bref, voilà un livre, qui n’est pas une
autobiographie à proprement parler, mais une sorte d’étude
sociologique à la fois de l’auteur, de son milieu, des efforts
qu’il dut accomplir pour s’en éloigner, de la violence sociale
qui nécessite beaucoup d’énergie pour s'en affranchir. Les
déterminismes sociaux sont tels qu’il peut les résumer par cette
phrase éclairante : "En réalité, je croyais choisir et
j'étais choisi".
Le
livre n’est pas difficile à lire à proprement parler, du moins
quand on a beaucoup lu, mais il ne se lit pas comme un roman. Il
touchera tous ceux qui, comme moi, sont issus des classes populaires,
n’ont pas oublié leur origine, et même en revendiquent l’héritage. Si on
a pu s’émanciper, ce n’est certes pas sans difficultés, car
notre famille et notre milieu social font partie intégrante de notre
histoire, et la honte que nous avons pu éprouver à certains moments
est un scandaleux stigmate que les classes huppées ont posé sur nous. Qu’on
ne vienne donc pas nous raconter que la classe ouvrière n’existe
plus ! Elle a changé de visage, mais il suffit d’ouvrir les
yeux autour de soi, de sortir un peu de notre petit confort
intellectuel et matériel, de se promener dans la rue, dans les bus,
dans les supermarchés même, et la violence sociale nous saute en
plein visage.
Un
livre exceptionnel, et qui donne envie d’en lire d’autres, car si
Éribon cite Ernaux et Hoggart que j’ai beaucoup pratiqués, il
cite d’autres auteurs que je vais découvrir avec plaisir, comme
l’écrivain afro-américain John Edgar Wideman.
Avec
Les Insoumises
(aucun rapport avec le mouvement de Jean-Luc Mélenchon, quoique...
le roman est paru en 2009, et Mélenchon le connaît peut-être), Celia Levi nous offre un
premier roman plein de charmes. D’abord par sa forme : il
s’agit d’un roman épistolaire et d’apprentissage comme on
pouvait en écrire aux
XVIIIe et XIXe siècles. Aussi bien que par son contenu, qui nous
raconte les échanges par lettres de deux amies très proches, Renée
et Louise, l’une romantique qui décide de quitter Paris pour
l’Italie où elle a de la famille et y continuer des études en
cinéma et en arts, l’autre plus combative et prête à délaisser
ses propres études (en histoire de la Révolution française) pour
s’engager dans les luttes politiques, mais rêvant toutes deux de
justice sociale et de changement, et refusant les compromissions des
adultes rangés.
Renée
donc s’installe en Italie, d’abord dans la ville de B. pour
essayer de poursuivre ses études, puis
à Rome.
Mais elle est très inconstante, nourrie de lectures classiques
(Balzac, Flaubert), elle hésite entre devenir une artiste peintre ou
se lancer dans le cinéma. Velléitaire au fond, elle passe son temps
à flâner, à découvrir la vie quotidienne italienne, à traîner
avec des "amis" dénichés à la fac ou dans les milieux du
cinéma (où elle n’obtient que des stages peu valorisants), tombe
amoureuse plusieurs fois, et in fine, se laisse aller à un farniente
que permet la douceur locale, malgré ses difficultés financières.
Louise,
restée à Paris, est une sorte de gauchiste exaltée, idéaliste et
très remontée contre les maux de son époque, notamment contre la société
consumériste envahissante et l’ignoble exploitation des
travailleurs : elle veut changer ce monde honni et s’embarque
dans les pseudo-aventures de groupuscules incroyablement machistes.
Elle devient très radicale : "Il est de bon ton d’être
pour la paix. Je ne suis pas pour la paix. Je suis pour la guerre. La
victoire des opprimés contre leurs oppresseurs. Dans ce contexte, le
terrorisme est légitime. Il est facile d’être pour la paix,
d’être un Gandhi du dimanche".
Bref,
toutes deux pensaient changer la vie (Renée), le monde (Louise) et
finissent par se retrouver en ayant perdu leurs illusions (le roman
de Balzac, Illusions
perdues,
qu’elles ont lu toutes deux, finit par leur dessiller les yeux).
Alors, est-ce un roman pessimiste ? Certes, au fil de la
correspondance qui se poursuit sur plusieurs années, l’issue reste
mitigée : entre les rêveries passionnées de Renée (là, on
pense au héros de Chateaubriand, René) et la radicalité plus
violente de Louise (impossible de ne pas penser à Louise Michel, et
notre Louise finit aussi par faire un peu de prison), on les voit se
fourvoyer dans des
impasses
Si
Les insoumises
nous émeut, c'est que nous avons tous été jeunes, naïfs, et
parfois enragés devant la brutalité de la société. Et
semblablement nous avons connu la désillusion. Le roman nous frappe
par la virulence du texte, tempérée par le classicisme de la forme.
On est dans une sorte de romantisme révolutionnaire qui paraît
presque anachronique, mais qui happe le lecteur.
Roman
parfois d’une noirceur absolue autant que roman d’apprentissage,
où les héroïnes découvrent
l’entrée dans la vie, l’amour, l’amitié, la sociabilité, les
difficultés sociales et économiques : "Nous n’avons pas
voulu voir la société telle qu’elle était réellement, laide,
vaine, mesquine, et nous avions la présomption de vouloir, toi la
modifier, moi m’y insérer [c’est Renée qui écrit]. Nous nous
sommes lancées dans la vie comme dans une grande bataille sans nous
apercevoir que nous n’avions pas d’armes. Nous avons payé très
cher notre exaltation et notre naïveté". Donc, accordons tout
de même à
nos deux héroïnes une certaine
lucidité !
J'ai
adoré ! Et
on sent que, comme Didier Éribon, elles ne se rangeront pas !
1 commentaire:
Le livre de Didier Eribon "Voyage à Reims" a été pour moi aussi une lecture qui marque, un grand livre. Bien des années après la lecture de plusieurs ouvrages de Bourdieu qui avait été une révélation, ou plutôt m'avait permis de prendre conscience, comprendre, formuler clairement, et amplement, avec tous les tenants et aboutissants, ce que je savais déjà tout de même plus ou moins mais sans netteté (qu'on a beau avoir fait des études, l'origine sociale est toujours là et vous rattrape toujours), le "Voyage à Reims" était un texte extrêmement fort pour redire cela. Le livre d'Edouard Louis "En finir avec Eddy Bellegueule" lu par la suite m'avait paru moins marquant.
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