mardi 6 janvier 2009

6 janvier 2009 : Partir...


Voir s’achever le temps de l’angoisse et de la crainte ! Voir se lever, puis se dissoudre, les nuées suspendues au-dessus de nous – ces nuées qui attristent le cœur et qui font du bonheur un souvenir ! Bien rares sont les êtres vivants qui n’ont jamais éprouvé cette joie-là.
(Richard Adams, Les garennes de Watership down)

Partir ! Je vous ai naguère parlé de ce roman de Laurent Graff, dont le héros n’arrive pas à partir, alors qu’il ne rêve que voyages (Voyage voyages). J'ai déménagé déjà quatorze fois dans ma vie d’adulte : d’Agen, de Marmande, de Paris, d’Angers – trois fois –, d’Auch – trois fois –, de Guadeloupe, d’Amiens – deux fois –, de Poitiers – deux fois déjà –, et me voici de nouveau sur le départ ! Je me suis traité de nomade dans mon petit essai sur l’œuvre de Marius Noguès, par opposition à lui, l’écrivain et paysan, le sédentaire absolu, qui mourra dans la maison où il est né.

Eh oui, il nous faut cette fois quitter une maison où nous aurons vécu dix-huit ans et demi (le plus long temps de ma vie dans un même logement), où l’on a déplié les ailes de nos enfants vers le soleil. Certes, je ne pensais pas y finir mes jours. Une maison demande trop d’entretien quand on vieillit, et, personnellement, je préfère les appartements, qui correspondent davantage à ma mentalité d’homme urbain et civil. Les maisons sont trop entourées de haies, de clôtures, de portails, de volets, de murs, de chiens aboyeurs… Comment y porter le ciel et les étoiles ? Je rêve de maisons ouvertes à tous vents, je n’en vois guère, et n’en ai guère vues dans mes randonnées vélocypédiques.

L’appartement me paraît correspondre mieux au vivre ensemble que je souhaite, même si je sais que c’est souvent un leurre, la parole et la solidarité pouvant tout aussi bien y être absentes. Il me semble qu’on peut pourtant y glisser dans l’intervalle du monde, surtout quand on habite assez haut. D’ailleurs, quand on devient à mobilité réduite, les marches, les escaliers, tout ce qui contrarie le mouvement, se trouvent concentrés dans les maisons individuelles… comme dans beaucoup d’immeubles d’ailleurs : nos visites nous montrent que souvent il faut monter trois marches, parfois sept ou huit pour atteindre la palier de l’ascenseur, le rez-de-chaussée étant situé en fait au demi-étage, donc inaccessible en fauteuil roulant. Et même, souvent il y a des marches pour atteindre la porte d’entrée ! Pas de rampe extérieure, et impossibilité d’installer un monte-escalier (raisons de sécurité, le passage de l’escalier doit rester suffisamment large en cas d’évacuation).

Bref, nous traquons l’oiseau rare, un appartement entièrement de plain-pied (et tant pis s’il est au quatrième ou huitième étage, on s’y sentira environné par le grain de l’air, on se lavera le regard dans les étoiles, et de très loin on percevra la Lumière, aussi bien que les ombres), avec des portes suffisamment larges, des angles de couloir à pans coupés, rien qui puisse gêner la mobilité réduite. Il faut dire que nos villes (comme nos campagnes d’ailleurs) sont peu adaptées à la circulation des handicapés : trottoirs étroits (quand ils existent, et si, par malheur, ils sont larges, encombrés de véhicules en stationnement – depuis que Claire est en fauteuil roulant, je ne me réconcilie certes pas avec la voiture !), sorties de trottoirs impossibles, avec des ressauts… Bref, on roule dans la rue nous aussi ! Comment faire autrement ?

Pour en revenir à l’objet de cette chronique, partir, c’est se séparer, se détacher. Non seulement d’une maison, d’un lieu, mais aussi d’objets, d’ustensiles, de souvenirs, de mobilier, de livres, de jouets, de disques, de tout un fatras accumulé au fil des ans et dans lequel il faut faire un tri pour débarquer dans un nouveau lieu plus petit et plus resserré (mais sans escalier !). Nous avons donc commencé à nous dépouiller ; sans doute, le vieil homme qui est en nous souffre, mais l’homme nouveau, celui qui part à la conquête d’un autre destin, se satisfait pleinement de cette dépossession, de ce dénudement, de cet abandon, de cette perte, de cet effacement : un homme qui va et vient du même pas que le reflux, ne gardant que la mémoire en sommeil.


Partir, c’est avant tout sortir de soi. / Prendre l’univers comme centre, / au lieu de son propre moi. / Briser la croûte d’égoïsme / qui enferme chacun comme dans une prison. (Dom Helder Camara)

Allons ! En partant, il ne restera que l’essentiel, et c’est très bien ainsi : le temps reviendra de loin, et le silence aussi, et peut-être les rencontres, en cessant de tourner autour de nous-mêmes. Nous sommes arrivés nus sur la terre, et nous nous rapprocherons de cette nudité terminale qui nous guette. On devrait plus souvent partir, déménager, recommencer, rebâtir en fin de compte. Revivre, qui sait… Se redresser dans un monde nouveau, comme une vigie au sommet d’un mât, pour éprouver l’étendue de notre corps et de notre esprit et, qui sait, écarter le malheur de la nuit ?

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