Je
regrette qu’à l’aune de l’implacable rapport de force actuel
en faveur de l’ordre et du pouvoir d’une classe, les valets des
"maîtres"
ne connaissent du terme "négocier"
qu’un seul sens : "Veuillez
accepter ce que nous avons décidé qu’il adviendra de vous."
(Jean-Marc
Rouillan, Je regrette,
Agone, 2016)
Au
moment où plusieurs graines d'Ubus se battent pour tenter de se présenter à la course
présidentielle, je m’étonne qu’on ne lise plus tellement Alfred
Jarry qui, avec sa série sur Ubu, nous remet les pendules à
l’heure : oui, le goût du pouvoir est maladif, et les Ubus
qui gouvernent le monde sont nombreux.
Autrefois,
Caligula à Rome, naguère
Napoléon (tant admiré encore en France, alors que c’est sous son
règne qu’a commencé l’abaissement de la France, en particulier
à cause de sa folie guerrière) chez nous, plus
récemment Staline, Hitler,
Mussolini, Franco chez nos voisins, aujourd’hui
les innombrables pantins d’Afrique, d’Amérique du sud, d’Europe
ou d’Asie, parfois même élus, le dernier en date à ressembler à
Ubu étant Trump. Je viens de lire Ubu cycliste
(éd. Le Pas d’oiseau, 2008), qui regroupe les textes que Jarry,
fervent vélocypédiste (il est paraît-il statufié sur sa bicyclette à Laval), écrivit sur la bicyclette : on
peut y lire entre autres un assez long extrait du Surmâle,
avec la course entre une quintuplette (cinq cyclistes sur une même
machine) et une locomotive.
Ce
qui me rappelle son théâtre et l’extraordinaire création d’Ubu
roi, pièce représentée pour
la première fois en 1896, que j’avais découverte au lycée sans
doute en 1961 (imaginez le choc que ça m'a fait, par rapport au théâtre "classique" !), vue à la
télévision (à sa grande époque, quand
elle prenait des risques et faisait de la création) dans la version de
Jean-Christophe Averty en 1965 (un dvd est paru
en 2007) : Jarry
y condamne par l’absurde l’avidité de ceux qui s’emparent du
pouvoir et qui le gardent. En 1970, j’avais vu à Paris le
spectacle de Jean-Louis Barrault, Jarry sur la butte,
qui m’avait pareillement enthousiasmé. J’ai été étonné de
voir que la pièce continue encore à faire scandale, si j’en juge
par les commentaires désobligeants qu’elle a suscités sur les
sites internet de critiques faites par des lecteurs. Personnellement,
j’ai toujours trouvé Ubu roi
superbe : Jarry m’a garanti à
vie des excès dans
l’exercice du pouvoir, notamment quand je me suis trouvé en situation de
directeur ! Ou même quand je me suis trouvé époux, père de famille ou président d'association !
Et,
comme les choses se touchent sans arrêt, voilà que je suis allé voir le
beau film de Fanny Ardant : Le divan de Staline. Car, s’il y a
quelqu’un qui semble avoir copié son comportement sur celui d’Ubu,
c’est bien Staline, personnage
imprévisible, quasiment
asocial, incarné
par un superbe
Depardieu. Le
"petit père des peuples" nous
est montré vers la fin de sa vie, au début des années 50, faisant une cure de repos dans
une maison de santé proche d'une forêt. Il est là avec
sa maîtresse (Emmanuelle
Seigner),
entouré
d’une nombreuse domesticité et d’une non moins nombreuse garde
militaire, tous semblant vivre dans la peur de déplaire au tyran.
Staline donc aurait acquis le célèbre divan de Freud et demande à
sa maîtresse de faire la psychothérapeute et d’analyser ses
rêves, qu’il lui raconte en s’allongeant sur le divan.
Adaptant
un
livre de Jean-Daniel Baltassat, Fanny
Ardant ne
cherche pas à rendre clair le personnage opaque de Staline,
instable et incompréhensible, mais s'intéresse
aussi à la
maîtresse,
qui va être bousculée
par les
cauchemars du maître,
ainsi qu’au
jeune artiste
Danilov (Paul Hamy, acteur que je découvre, excellent), invité pour
préparer un futur monument à la gloire du despote sur la place
Rouge.
Fanny
Ardant, dans ce huis-clos angoissant qu’est la maison de santé
(j’ai pensé au château de Barbe Bleue), insiste sur
la peur qui
régit tous les comportements, chacun se créant une carapace (y
compris Staline lui-même, qui se dissimule la vraie mort de sa
femme)
pour
tenter de survivre.
Tout
le monde est surveillé et mis sur écoute, et finalement participe à
sa manière à la survie du régime :
l’angoisse
est palpable, chez les domestiques, chez les militaires (un officier
va être envoyé en Sibérie pour avoir proposé au tyran le visionnement de films qu'il juge petits-bourgeois, Staline signe un ordre d’exécution
par balle dans la nuque d’une dizaine de non-conformes : mais "pas de gaspillage, une seule balle par nuque !"), on entend
des bruits qui ressemblent à des cris de torturés (mais s’agit-il
de renards, comme le dit un militaire ?). En tout cas, l’ambiance
est forte, le grotesque côtoie le tragique, le
spectateur est fasciné et se demande qui va manger qui, et comment.
Et
on se dit que Jarry et Ubu ne sont pas loin.
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