Quand
je ne pourrai plus agir, j'espère que j'aurai perdu la volonté
d'agir. Et puis, on s'effraie de l'âge avancé, comme si on était
sûr d'y arriver. On ne pense pas à la tuile qui peut tomber du
toit. Le mieux est de se tenir toujours prêt et de jouir des vieilles
années mieux qu'on a su jouir des jeunes. On perd tant de temps et
on gaspille tant la vie à 20 ans ! Nos jours d'hiver comptent
double ; voilà notre compensation.
(George
Sand, Lettre à Joseph Dessauer, 5 juillet 1868, in Lettres d'une
vie, Gallimard, 2008)
Voilà,
je vais encore m'absenter de Bordeaux pendant six jours ! Je
vais faire escale à Poitiers (voir mes amis Georges, Odile et Gilles),
Vannes (revoir mon amie Christine), puis Angoulins-sur-Mer (chez mes
amis Yolande et Marc). Je pars demain matin, accompagnant à la gare
mon jeune Colombien Juan, qui me quitte pour aller continuer ses
études musicales de cor à Strasbourg. Pendant quatorze mois, il
aura été un compagnon qui m'a permis de n'avoir pas à penser à
m'effrayer de l'âge avancé que signale George Sand
dans sa lettre ci-dessus. D'une certaine façon, cette année de
cohabitation aura compté double, effectivement, voire même m'aura
rajeuni, tout autant que l'exercice renouvelé du vélo, la pratique
de l'amitié ou ma participation à des festivals de cinéma. Sans
compter mes lectures. Je n'ai jamais autant lu que depuis deux ans,
écumant ma propre bibliothèque (livres papier et ceux enregistrés
sur ma liseuse, bien utile quand je suis sur les routes), celle de mes
amis ou de ma famille, les livres de la médiathèque de Bordeaux et ceux de la bibliothèque
universitaire de Poitiers (dont j'ai encore une carte de lecteur) :
ma soif de lecture, comme ma soif de justice sociale et de
fraternité, sont loin d'être étanchées. Tant que j'aurai des
yeux ! Tant que j'aurai un cœur !
Juan
est en train de parachever ses préparatifs de départ. C'est qu'il
en avait entassé, des choses. Et qu'il est lourdement chargé, ne
serait-ce que par son cor, instrument énorme et encombrant qui occupe un sac à dos spécial. Il aura
une valise à roulette, un autre sac à dos et, à la main, deux sacs
en plastique dans lesquels il va transporter ses quatre poissons
rouges. Il est allé tout spécialement à l'animalerie les faire
insérer dans ces sacs remplis d'oxygène et dans lesquels ils sont
censés survivre vingt-quatre heures.
on devine les poissons, deux dans chaque sac !
Il ne peut pas tout prendre et
va encore laisser ici des bagages dans ma cave. Soit je ferai un saut
à Strasbourg pour les lui porter (j'ai plein de points acquis avec
ma carte SNCF senior et pourrai faire l'aller-retour quasi
gratuitement), soit je trouverai un transporteur, soit il reviendra à
Noël ou à Pâques (il laisse par exemple ses vêtements d'été
dont l'usage dans la froidure hivernale alsacienne semble inutile).
Aucun
doute : ça va me faire drôle pendant quelque temps. Même si
j'irai souvent voir ma sœur rentrée chez elle, continuerai à me
déplacer à Poitiers (car Georges et Odile ne rajeunissent pas), et
ne négligerai aucune occasion de sortie. Je me suis inscrit à un
atelier d'écriture, à un voyage d'une semaine à Marrakech en
décembre avec un groupe bordelais pour un autre Festival de cinéma.
Bref, je vais encore faire des rencontres. Et pourtant, la solitude,
c'est assez mon truc. Mais je me rends compte qu'au fil des années
je suis devenu également très sociable. Et lire ou regarder des
films est aussi une forme de sociabilité : je les aime, mes
auteurs et mes cinéastes, même si je ne connais que leurs mots sur
du papier ou leurs images sur un écran, ils me portent, ils
m'élèvent, ils me nourrissent, ils me rappellent mes chers disparus
et me permettent de communiquer avec eux à l'occasion :
« Tiens, ce roman aurait plu à ma grand-mère, ce poème
aurait fasciné Claire, cet autre me fait penser à Monique et à
Sylvie, deux amies bibliothécaires tragiquement disparues, ce film
aurait transporté Igor, etc. »
Juan
aura été une lumière dans l'hiver de ma vie. Déjà je songe à
aller me balader par là-bas – je connais déjà Carthagène par
mon voyage en cargo, et j'y repasserai à nouveau fin janvier – voir sa famille, je sais que j'y serai extraordinairement bien
accueilli. Peut-être même vais-je me mettre à l'espagnol, c'est
dire, moi qui ai toujours été minable en langue étrangère.
Juan devant le lavabo qui contient les sacs à poissons
Bon
vent, Juan ! Deviens un bon musicien et n'oublie pas tes jours
bordelais...
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