mercredi 5 novembre 2014

5 novembre 2014 : Juan


Quand je ne pourrai plus agir, j'espère que j'aurai perdu la volonté d'agir. Et puis, on s'effraie de l'âge avancé, comme si on était sûr d'y arriver. On ne pense pas à la tuile qui peut tomber du toit. Le mieux est de se tenir toujours prêt et de jouir des vieilles années mieux qu'on a su jouir des jeunes. On perd tant de temps et on gaspille tant la vie à 20 ans ! Nos jours d'hiver comptent double ; voilà notre compensation.
(George Sand, Lettre à Joseph Dessauer, 5 juillet 1868, in Lettres d'une vie, Gallimard, 2008)


Voilà, je vais encore m'absenter de Bordeaux pendant six jours ! Je vais faire escale à Poitiers (voir mes amis Georges, Odile et Gilles), Vannes (revoir mon amie Christine), puis Angoulins-sur-Mer (chez mes amis Yolande et Marc). Je pars demain matin, accompagnant à la gare mon jeune Colombien Juan, qui me quitte pour aller continuer ses études musicales de cor à Strasbourg. Pendant quatorze mois, il aura été un compagnon qui m'a permis de n'avoir pas à penser à m'effrayer de l'âge avancé que signale George Sand dans sa lettre ci-dessus. D'une certaine façon, cette année de cohabitation aura compté double, effectivement, voire même m'aura rajeuni, tout autant que l'exercice renouvelé du vélo, la pratique de l'amitié ou ma participation à des festivals de cinéma. Sans compter mes lectures. Je n'ai jamais autant lu que depuis deux ans, écumant ma propre bibliothèque (livres papier et ceux enregistrés sur ma liseuse, bien utile quand je suis sur les routes), celle de mes amis ou de ma famille, les livres de la médiathèque de Bordeaux et ceux de la bibliothèque universitaire de Poitiers (dont j'ai encore une carte de lecteur) : ma soif de lecture, comme ma soif de justice sociale et de fraternité, sont loin d'être étanchées. Tant que j'aurai des yeux ! Tant que j'aurai un cœur !
Juan est en train de parachever ses préparatifs de départ. C'est qu'il en avait entassé, des choses. Et qu'il est lourdement chargé, ne serait-ce que par son cor, instrument énorme et encombrant qui occupe un sac à dos spécial. Il aura une valise à roulette, un autre sac à dos et, à la main, deux sacs en plastique dans lesquels il va transporter ses quatre poissons rouges. Il est allé tout spécialement à l'animalerie les faire insérer dans ces sacs remplis d'oxygène et dans lesquels ils sont censés survivre vingt-quatre heures. 



 on devine les poissons, deux dans chaque sac !

Il ne peut pas tout prendre et va encore laisser ici des bagages dans ma cave. Soit je ferai un saut à Strasbourg pour les lui porter (j'ai plein de points acquis avec ma carte SNCF senior et pourrai faire l'aller-retour quasi gratuitement), soit je trouverai un transporteur, soit il reviendra à Noël ou à Pâques (il laisse par exemple ses vêtements d'été dont l'usage dans la froidure hivernale alsacienne semble inutile).
Aucun doute : ça va me faire drôle pendant quelque temps. Même si j'irai souvent voir ma sœur rentrée chez elle, continuerai à me déplacer à Poitiers (car Georges et Odile ne rajeunissent pas), et ne négligerai aucune occasion de sortie. Je me suis inscrit à un atelier d'écriture, à un voyage d'une semaine à Marrakech en décembre avec un groupe bordelais pour un autre Festival de cinéma. Bref, je vais encore faire des rencontres. Et pourtant, la solitude, c'est assez mon truc. Mais je me rends compte qu'au fil des années je suis devenu également très sociable. Et lire ou regarder des films est aussi une forme de sociabilité : je les aime, mes auteurs et mes cinéastes, même si je ne connais que leurs mots sur du papier ou leurs images sur un écran, ils me portent, ils m'élèvent, ils me nourrissent, ils me rappellent mes chers disparus et me permettent de communiquer avec eux à l'occasion : « Tiens, ce roman aurait plu à ma grand-mère, ce poème aurait fasciné Claire, cet autre me fait penser à Monique et à Sylvie, deux amies bibliothécaires tragiquement disparues, ce film aurait transporté Igor, etc. »
Juan aura été une lumière dans l'hiver de ma vie. Déjà je songe à aller me balader par là-bas – je connais déjà Carthagène par mon voyage en cargo, et j'y repasserai à nouveau fin janvier – voir sa famille, je sais que j'y serai extraordinairement bien accueilli. Peut-être même vais-je me mettre à l'espagnol, c'est dire, moi qui ai toujours été minable en langue étrangère.

 Juan devant le lavabo qui contient les sacs à poissons

Bon vent, Juan ! Deviens un bon musicien et n'oublie pas tes jours bordelais...

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