C'est
bien comme ça. Ma vie, ainsi, est suffisamment heureuse. En demander
plus serait de l'avidité.
(Masako
Bando, Les dieux chiens, trad. Yutaka Makino, Actes sud, 2008)
Vendredi
30 mai dernier, j'ai eu la grande joie d'assister au concert auxquels
ont participé tous mes jeunes Colombiens, Juan et Alejandra, que je
connais depuis 2012, Edwin (resté en France) et Alexander (revenu cette année), ces deux derniers qui furent nos premiers
couch-surfers (avant même que nous entendîmes parler de ce terme)
en 2007. Ne manquait à l'appel que David, rentré (définitivement ?)
en Colombie en 2008. Sûrement que Claire aurait été contente de cette
belle soirée – son âme devait flotter quelque part dans l'air de
cette église de Nieul-lés-Saintes –, elle sans qui je n'aurais
jamais fait leur connaissance, elle qui avait décidé d'ouvrir notre
maison à ces jeunes, elle qui possédait le langage du cœur, celui
de l'accueil inconditionnel, le même qu'a la mère pour son bébé. Il a bien fallu que je me mette au diapason, moi aussi,
pour devenir le « papa de Poitiers », puis le « papa
de Bordeaux » !
C'est
que la paternité n'est pas donnée. Je lis dans le dernier n° de
Réforme, qu'elle "est
marquée par la responsabilité et l'adoption. Il ne suffit pas
d'être géniteur pour être père, il faut savoir reconnaître et
accueillir l'enfant. La paternité n'est pas naturelle mais
culturelle." Au
contraire, la maternité "est
qualifiée par le lien biologique. Lorsque naît l'enfant, la
mère a déjà une longue histoire avec lui."
On peut sans doute discuter ces assertions. Je les crois assez vraies
cependant. Pour ma part, avant d'adopter ces jeunes Colombiens,
j'avais commencé, quasiment adolescent, par adopter mes jeunes
sœurs, puis j'ai par la suite adopté en quelque sorte mes propres
enfants – et quelques ami(e)s aussi ; c'est-à-dire j'ai pris la responsabilité de les
accueillir comme d'autres moi-mêmes, de les choisir chacun dans sa singularité...
Ce
n'est pas d'ailleurs sans égoïsme. Quand on accueille, on espère
toujours (sans forcément le penser, et encore moins le dire) une
réciprocité. On sait aussi que c'est – quelque part – un refuge
contre la solitude. Cette année, j'ai donc hébergé Juan,
exactement comme s'il avait été mon enfant – et il n'était pas
loin de l'être, d'une certaine manière. Mais un enfant, on lui rend
service en le faisant grandir, par la discipline et la liberté. On
ne le garde pas pour soi. Juan fut donc à la foi un hôte, à qui
j'ai offert mon amitié paternelle – je ne lui peut-être pas
suffisamment enseigné la discipline intérieure, il est de ces
nouveaux jeunes qui ont la main constamment vissée à leur
smartphone –, mais que j'ai souhaité voir s'envoler aussi. Mon
logement n'est pas une prison. Il a trouvé une petite amie, et
depuis huit jours, bien qu'il ait toujours sa chambre chez moi (et
ses affaires), je ne l'ai pas vu.
Je
dois donc assumer de nouveau cette solitude qui, au fil des ans,
prend une certaine ampleur. Ce n'est pas la même chose d'être seul
à vingt ou trente ans, quand on a toute la vie devant soi, et d'être
seul à bientôt soixante-dix ans. J'entends bien que je suis d'un
caractère très sociable – cette semaine encore, deux amis
viennent dormir chez moi – et qu'en réalité je suis rarement
seul. Je peux toujours sortir de chez moi, voir des voisins, de la
famille. Mais soudain, cette absence de mon hôte m'a frappé ;
je n'ai pourtant pas encore atteint le stade des derniers propos de
Marguerite Duras, recueillis par
Yann Andrea dans C'est
tout (P.O.L., 1995) :
"Je
ne pense à personne. C'est terminé le reste. Vous aussi. Je suis
seule."
Marguerite,
qui écrivait aussi dans Les
yeux verts
(1980) : "On
trouve les gens trop seuls dans la société actuelle. De le dire
ainsi ne signifie rien je crois. Il y a des gens invivables que tout
le monde fuit parce que justement ils ne sont pas doués de solitude.
Des gens qui ne voient pas, n'entendent pas, meublent la vie à
n'importe quel prix. Des gens épouvantés, isolés de par leur
épouvante même à l'idée de la solitude de la vie."
C'est vrai que la société actuelle – qui individualise chacun
dans son petit univers, ("Avec
son p'tit chapeau / Avec son p'tit manteau / Avec sa p'tite auto",
comme chantait Brel), qui nous fait regarder tout étranger (fût-il
un enfant ou un proche !) comme un intrus, un gêneur
–,
entraîne de nouvelles formes de solitude, faites de méfiance, de
non-disponibilité, d'enfermement, de clôture. J'essaie pour ma part
d'y échapper, de rester ouvert à ce qui peut arriver. Je crois avec la CIMADE qu'il n'y a "pas d'étrangers sur cette terre", que
nous sommes tous frères/sœurs, et donc pères et fils/filles
potentiels. Un peu angélique, sans doute. Mais il suffirait d'un peu
plus d'angélisme pour qu'il y ait moins de violence et de
misère dans le monde.
Que
me disait donc Claire dans sa dernière lettre, posthume ? « N'oublie
pas d'être attentif aux petits, à ceux qui ont besoin de toi !
Aide-les comme on a toujours fait, ensemble. » Voilà, le grand
mot est là : ensemble.
Si je dis ensemble,
je sais que je ne suis pas, que je ne suis plus seul, que d'autres attendent quelque chose
de moi, que je suis plusieurs, que je suis des centaines, que "je
suis des milliers",
comme le chantait l'écrivain suédois Josef Kjellgren : "Je
nais à nouveau – mais non d’une femme, / je ne suis pas un, je
suis plusieurs, je suis des milliers, / je
suis les inconnus qui ont donné leur sang pour que vive un autre
homme."
Eh oui, osons dépouiller le vieil homme, et revêtir l'homme nouveau...
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